Pologne – Avec la levée des sanctions américaines contre les entreprises qui participeraient à la réalisation du doublement du gazoduc Nord Stream reliant la Russie et l’Allemagne par la mer Baltique, l’achèvement prochain de cette nouvelle liaison sera désormais acté. Cette levée des sanctions contre les travaux réalisés par l’entreprise Nord Stream 2 AG, annoncée dans les médias la semaine dernière, a été confirmée par Joe Biden lui-même cette semaine, le président américain souhaitant améliorer ses relations avec l’Allemagne. Berlin, de son côté, a d’autant plus de raisons de faire vite, alors que le nouveau gazoduc devait à l’origine être prêt en 2019, que les Verts s’opposent à ce projet gazier et que certains sondages récents ont montré qu’ils pourraient bien remporter les prochaines élections et être le partenaire majoritaire d’une coalition avec la CDU-CSU. Le feu vert américain arrive donc à un moment crucial puisqu’il ne restait au début de l’année plus que 160 km de conduites à poser, côté allemand, sur une longueur totale de 1230 km. En Allemagne, les derniers obstacles ont déjà été levés en avril avec le rejet des recours des organisations écologistes. La construction de ce gazoduc est financée pour moitié par Gazprom et pour moitié par les entreprises européennes Uniper, Wintershall-Dea, Royal Dutch Shell, OMV et Engie (ex-GDF Suez). C’est pourquoi,
lors de l’introduction des premières sanctions américaines en 2018, le président d’Engie, par exemple, avait jugé scandaleuse une telle ingérence américaine sur le marché européen de l’énergie.
Le conflit autour du gazoduc Nord Stream 2 dure depuis de nombreuses années et c’est le même qui avait accompagné la construction du premier gazoduc Nord Stream. Les pays Baltes, la Pologne et l’Ukraine s’opposent à sa construction parce que, avec le doublement du débit de la liaison gazière directe entre la Russie et l’Allemagne,
la Russie pourra se passer des gazoducs traversant l’Ukraine ou passant par la Biélorussie et la Pologne pour couvrir la totalité de la demande de l’Allemagne et des autres pays d’Europe occidentale. Cela veut dire que Moscou aura la possibilité de couper ou réduire les livraisons pour certains pays de son choix en Europe centrale et orientale, par exemple pour exercer des pressions économiques ou politiques.
Ce ne serait pas une première, mais jusqu’ici l’arme du gaz dont disposaient les Russes était à double tranchant : les pays visés étaient privés de gaz, mais la Russie se mettait à dos l’ensemble de ses clients européens et se coupait d’une de ses principales sources de revenus à l’exportation.
Les partisans du gazoduc Nord Stream 2 estiment en revanche que le vrai but des Américains était d’accroître leurs propres ventes de gaz naturel liquéfié (GNL) aux pays européens.
Or, contrairement à Donald Trump, Joe Biden ne souhaite pas développer la production d’hydrocarbures et en particulier celle du gaz de schiste, principale source du GNL américain. Ce pourrait donc être une deuxième motivation derrière la décision de lever les sanctions mises en place en 2018 et étendues en 2020.
L’Allemagne bénéficiera donc de livraisons de gaz plus sûres et à meilleur marché et elle pourra servir de hub pour l’acheminement du gaz russe vers d’autres pays. La Russie, de son côté, pourra en théorie exercer un chantage économique et politique sur ses anciens pays satellites ou anciens territoires.
Néanmoins, la situation n’est plus la même aujourd’hui qu’il y a encore quelques années, car les pays adhérant à l’Initiative des trois mers, Pologne en tête, ont réalisé de gros efforts de diversification en matière de gaz, même si beaucoup reste encore à faire.
En 2020, le GNL importé par le terminal gazier de Świnoujście, entré en service sur la côte de la Baltique à la fin de l’année 2015, a ainsi représenté le quart des importations polonaises de gaz. Les sources de GNL sont diversifiées et flexibles. En 2020, il s’agissait des USA, du Qatar, du Nigéria, de Trinité-et-Tobago. La part du gaz russe dans les importations n’était plus que d’environ 60 % contre 90 % en 2015. Le reste des importations en 2020 est venu du sud et de l’ouest de la Pologne, par les gazoducs existants. Un deuxième terminal gazier, flottant, est par ailleurs en cours d’achèvement dans le port de Gdańsk pour la réception et la regazéification du GNL importé.
La baisse de la part du gaz russe dans les importations est toutefois freinée par l’existence d’un contrat signé il y a dix ans par le gouvernement de Donald Tusk, en vigueur jusqu’à la fin 2022. Ce contrat oblige PGNiG, la compagnie gazière polonaise, à payer les quantités contractées qu’elles soient importées ou non.
Mais après 2022 PGNiG pourra accroître encore ses importations de GNL par les terminaux de Świnoujście et Gdańsk et faire venir du gaz naturel norvégien par le gazoduc Baltic Pipe actuellement en construction, ce qui permettra de réduire largement la part du gaz russe dans les importations polonaises.
L’idée de ne plus importer du tout de gaz russe semble toutefois avoir été abandonnée au bénéfice d’une volonté, sans doute plus raisonnable, de faire jouer la concurrence.
Le temps où la Pologne devait payer son gaz russe beaucoup plus cher que d’autres pays européens et n’avait pas d’autre choix que de se plier aux conditions de Moscou est révolu.
En 2018, Gazprom avait été contraint, pour éviter des sanctions de la Commission européenne, de s’engager à renoncer à ses pratiques monopolistiques vis-à-vis de huit pays du flanc oriental de l’UE : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie et Bulgarie.
Tous ces pays avaient à payer des prix nettement plus élevés que les clients de Gazprom en Europe occidentale. Cela ne concernait pas la Roumanie qui a ses propres gisements de gaz. En Pologne et en Bulgarie, la compagnie russe avait aussi utilisé sa position dominante pour imposer ses conditions en matière d’infrastructures de transport du gaz.
Mais avec l’entrée en service du gazoduc Baltic Pipe qui viendra compléter les terminaux à GNL en Pologne, en Lituanie et en Croatie, et avec le développement des connexions gazières dans l’axe nord-sud, entre la Baltique, la mer Noire et l’Adriatique (les trois mers de l’Initiative des trois mers),
la Russie pourra certes couper ses livraisons à ces pays mais ceux-ci pourront alors se fournir ailleurs.
L’arme du gaz dont dispose traditionnellement la Russie restera donc une arme à double tranchant malgré le gazoduc Nord Stream 2.