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Les trois Europes de Jenő Szűcs

Temps de lecture : 4 minutes

Dans sa préface aux Trois Europes de Jenő Szűcs, l’historien français Fernand Braudel place très haut l’ouvrage de son collègue hongrois paru au début des années 80 : « Nous accueillons avec reconnaissance […] du brillant livre de Jenő Szűcs qui constitue un schéma, un paradigme original, de l’histoire de notre continent : s’y distinguent, en effet, l’Occident, l’Europe du Centre Est, l’Europe de l’Est. »

Très dense, l’ouvrage de Szűcs fait montre d’une grande érudition en histoire du droit et d’une aisance à manier les concepts ayant trait à l’histoire des féodalismes, pour soutenir la thèse de l’existence de trois régions européennes — l’actuel Groupe de Visegrád correspondant grossièrement à ce qu’il nomme l’Europe du Centre Est, coincée et prise en étau entre l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est.

Szűcs étudie les lignes de démarcation de ces trois Europes en s’appuyant sur la frontière orientale de l’Empire carolingien vers l’an 800, la ligne créée par le schisme de 1054 et la ligne de partage dessinée par le second servage vers 1500.

Bien que l’Europe du Centre Est soit née à l’intérieur de l’Occident, qu’elle lui appartienne, Szűcs explique qu’elle est une région sur la défensive et écrasée entre deux ensembles — formants des économies-monde distinctes — qui sont entrés dans l’époque moderne par de grandes expansions, l’Occident par l’annexion de l’Amérique et l’Europe de l’Est par l’annexion de la Sibérie jusqu’au Pacifique.

L’envoi des légats à Quedlinburg (973), le couronnement d’Étienne en Hongrie (1000), des Piast en Pologne et des Přemyslides en Bohême font de cette région une partie de l’Europa Occidens. Szűcs ne cesse pourtant de relever les particularités de cette Europe du Centre Est qui la distinguent de régions situées plus à l’Ouest : un pouvoir entouré de cercles concentriques, une hypertrophie de la noblesse (et l’apparition précoce d’une petite noblesse inculte et imbue d’elle-même), un manque de cercles de liberté permettant le développement de l’économie urbaine et une absence de séparation entre la société et l’État.

Initialement des formations de type « suite du prince » (Gefolgschaft), les États de cette région n’ont pas suivi la même évolution que leurs voisins occidentaux, qui ont connu une désintégration féodale puis un retour du pouvoir central. Ils se caractérisent par un blocage de la légalité ascendante et par une noblesse s’étant figée très tôt.

Selon l’auteur, « lorsque les historiens hongrois, traditionnellement d’orientation ‘étatiste’, se réjouissent que l’unité de l’État hongrois médiéval n’ait jamais été rompu par la désintégration féodale, ils oublient d’en mentionner les effets négatifs. »

Se distinguant par une « déformation des formes médiévales occidentales », cette Europe du Centre Est aurait néanmoins pu s’affirmer dans sa particularité si elle n’avait pas rapidement (en réalité dès la première crise du féodalisme entre 1300 et 1450) servi à « payer le prix de la convalescence de l’Occident ». Faisant certes partie de l’Occident, l’Europe du Centre Est en est sa périphérie servant au centre à éponger ses crises.

Il est presque banal d’affirmer que ce constat est toujours valable de nos jours. En effet, existe-il beaucoup de différences entre la configuration actuelle et les solutions mises en œuvre par l’Occident pour solder la crise de l’économie urbaine au Moyen Âge (transfert de capitaux) et, plus tard, la politique de division du travail mise en place par la Maison des Habsbourg, écartée de l’Europe de l’Ouest suite au Traité de Westphalie, dans le cadre de son empire centre-européen ?

Mais l’intérêt de cet ouvrage ne se résume pas tant aux rapports économiques qu’il permet de comprendre qu’à l’actualité de ses considérations touchant à l’organisation du pouvoir en Europe du Centre Est et à sa relation avec le voisin occidental.

L’absence de désintégration de la féodalité et de processus de séparation entre l’État et la société  dans cette région expliquent qu’il est encore assez rare aujourd’hui de pouvoir évoluer socialement dans ces pays sans être intégré à ce qu’il faut bien nommer des seigneuries. D’où un secteur du petit-entrepreneuriat assez peu vivace dans cette région, notamment en Hongrie.

Reprenant une approche bien implantée chez les historiens hongrois, selon laquelle la Hongrie d’après la défaite de Mohács (1526) est une suite de points morts et de mauvais compromis avec l’Occident, Szűcs évoque les illusions hongroises, déplorant que les « élites nationales » soient sans arrêt persuadées d’être en révolte, alors que bien souvent leur agitation n’est que le symptôme de leur dépendance mentale et politique à l’Occident.

On touche ici au cœur de la nature dépressive hongroise, qui se résume au conflit entre l’autosuggestion du révolté et la passivité du nil admirari que dépeignait le poète Mihály Babits. 

Étant le fruit de son histoire, Jenő Szűcs, qui dit avoir pour maître István Bibó, est lui aussi pris au piège de cette dépendance à l’Occident. Il semble regretter que sa région n‘ait pas su suivre pleinement le modèle de développement occidental, ayant été aussi influencé par des éléments du développement oriental (généralisation du servage, étatisation de la société).

Même s’il ne le dit pas clairement — il écrit au début des années 80 —, on comprend bien qu’il n’est pas loin de penser que développement oriental équivaut à prison des peuples, comme si tout ce qui venait de l’Ouest était bon et tout ce qui venait de l’Est était mauvais. Près de quarante ans plus tard, cette idée a grandement perdu de sa pertinence.

Szűcs décrit avec minutie dans quelle mesure l’Europe du Centre Est s’est forgée par une déformation du développement occidental. Lorsqu’on voit ce que ce véritable développement occidental a donné, on est en mesure de s’interroger sur les résultats obtenus par sa déformation en Europe du Centre Est. Un peu plus mauvais que ceux de l’Occident selon certains, un peu meilleurs selon d’autres. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de Jenő Szűcs est absolument essentiel pour cerner les particularités de cette région.

Jenő Szűcs, Les trois Europes, Paris, L’Harmattan, 1985