Entretien avec Jacek Saryusz-Wolski, député polonais au Parlement européen. Jacek Saryusz-Wolski a été dans le passé une grande figure de la Plateforme civique (PO) et l’un des principaux négociateurs de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. Écœuré par la manière dont ses collègues libéraux ont cherché à faire adopter à Bruxelles des sanctions contre la Pologne après leur défaite électorale de 2015, il s’est ensuite éloigné de la PO et s’est rapproché des conservateurs du PiS avec lesquels il siège désormais au sein du groupe Conservateurs et réformistes européens (CRE).
Cet économiste spécialiste de l’Union européenne était le représentant du gouvernement polonais pour les questions d’intégration européenne dans les années 1991-96, puis secrétaire du Comité pour l’Intégration européenne, chargé de coordonner et planifier l’intégration de la Pologne à l’UE, dans les années 2000-01. Entre 2006 et 2010, il était vice-président de la PO qui était alors présidée par Donald Tusk. Au Parlement européen où il siège depuis 2004, Jacek Saryusz-Wolski a été président de la Commission des Affaires étrangères de 2007 à 2009 et vice-président du Parti populaire européen (PPE) de 2006 à 2017. En 2017, il a été proposé par le gouvernement de Beata Szydło (PiS) pour remplacer Donald Tusk à la présidence du Conseil européen.
Le Visegrád Post l’avait interrogé en 2018 à l’occasion du centenaire de l’indépendance recouvrée de la Pologne. Olivier Bault l’a à nouveau interrogé au téléphone le 29 octobre dernier à propos du conflit opposant Bruxelles à Varsovie.
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Olivier Bault : Le 24 octobre, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a prévenu dans le Financial Times que si la Commission européenne ne retirait pas ses demandes d’amende journalière soumises à la CJUE au sujet des réformes polonaises de la justice, ce serait la « guerre ». Trois jours plus tard, la CJUE a imposé à la Pologne une astreinte d’un million d’euros par jour jusqu’à la suspension de la Chambre disciplinaire de sa Cour suprême. Il s’agit d’une affaire pour laquelle le Tribunal constitutionnel polonais avait statué en juillet que la CJUE n’avait pas de compétences. Avons-nous donc effectivement une guerre ?
Jacek Saryusz-Wolski: Bien évidemment, il s’agissait d’une métaphore, et le Premier ministre faisait en fait référence au blocage du plan de relance national soumis dans le cadre de Next Génération EU. Cette métaphore de la troisième guerre mondiale avait pour but d’attirer l’attention sur la gravité de la situation, alerter du fait que la Commission européenne, en agissant ainsi contre la Pologne, viole toutes les règles. Les actions de la Commission vont beaucoup trop loin, et je suis d’avis que cette politique est à double tranchant et peut nuire aux deux parties.
Olivier Bault : Mais alors que peut faire la Pologne dans cette situation ? Il y a cette astreinte d’un million par jour qu’il va falloir payer, sinon la Commission va de toute façon déduire cette somme des fonds versés à la Pologne.
Jacek Saryusz-Wolski: Avant tout, il faut relativiser le montant de l’astreinte, l’argent n’est pas vraiment ce qu’importe le plus dans cette situation. Il est indéniable que pour un individu un million d’euro par jour est une somme énorme, cependant à l’échelle d’un État la même somme ne représente qu’une quantité négligeable. À titre d’exemple, la Pologne dépense par jour quasiment autant pour financer les camps des migrants illégaux envoyés par la Biélorussie. En y ajoutant la défense de la frontière contre la guerre hybride russo-biélorusse, nous dépensons beaucoup plus, et ceci sans aucune aide européenne, et sans appeler à la solidarité européenne.
Ce qui compte véritablement ici, c’est que la Commission et la Cour de Justice agissent en dehors des compétences prévues par les Traités. C’est une violation des règles par la Commission, sous prétexte de défense de l’état de droit.
Mais la Pologne s’est dotée d’un bouclier constitutionnel. Elle l’avait d’ailleurs déjà depuis les jugements du Tribunal Constitutionnel prononcés respectivement en 2005, 2010 et 2011, et à l’époque ce Tribunal était en majorité composé de juges nommés par le camp opposé, à savoir le parti Plateforme civique, PO.
Les jugements du 14 juillet et du 7 octobre de cette année stipulent que les actes de la Commission Européenne ou de la CJUE en dehors des compétences de l’UE, c’est-à-dire ultra vires, sont nuls et non avenus.
Il y a donc ce bouclier constitutionnel, pareil à celui demandé par l’ancien commissaire européen et négociateur du Brexit Michel Barnier pour la France, qui rend ces actes caducs sur le territoire polonais. Par conséquent, même si le gouvernement souhaitait reculer et se soumettre au diktat de la Commission européenne et de la CJUE, il ne pourrait pas car cela violerait automatiquement la Constitution polonaise en sa qualité de la loi suprême.
Olivier Bault : Certes, mais le gouvernement polonais a toujours la possibilité, comme cela a d’ailleurs été annoncé en août en ce qui concerne la suppression de la chambre disciplinaire de la Cour suprême, de faire voter une loi. Cela, la constitution polonaise ne l’interdit pas.
Jacek Saryusz-Wolski: Force est de constater que reculer ne fait qu’encourager la hardiesse des demandes.
Notez qu’aujourd’hui il n’est plus question de suspension mais de dissolution, et que le problème n’est plus seulement la Chambre Disciplinaire mais la Cour Suprême toute entière, dont elle fait partie. Il faudrait faire revenir les juges qui ont fait objet d’une procédure disciplinaire, etc. Ces sont des demandes sans fin car au fond il ne s’agit pas de l’état de droit ou de la justice.
Il s’agit, en réalité, de changer le système politique polonais, à titre d’expérimentation, pour arriver à un État fédéral européen. La Pologne a été expressément sélectionnée pour cette expérimentation. Si elle ne résiste pas, la même méthode sera appliquée aux autres récalcitrants, ce que la majorité d’entre eux ignorent.
Ainsi, reculer ne mènera à rien. Tous les efforts pour résoudre les différends à l’amiable se sont avérés vains car en réalité le but recherché est de mettre la Pologne à genoux et créer ainsi un précédent montrant que l’UE a des compétences dans le domaine de la justice, ce qui est contraire à la lettre des Traités.
Aussi, conformément à cette logique et à l’argumentation juridique, la Pologne n’a pas d’espace pour reculer et elle ne peut se soumettre à ce diktat. La Commission enverra une note financière pour signifier cette astreinte, que la Pologne refusera de payer. La Commission déduira alors les sommes des fonds européens destinés à la Pologne qui à son tour déduira ces sommes de sa contribution au budget européen. Ce sera donc un cercle vicieux.
Olivier Bault : Outre cette astreinte d’un million d’euros par jour, il y a le plan de relance Next Generation EU avec des milliards non versés à la Pologne…
Jacek Saryusz-Wolski : Contrairement au cas de figure du mécanisme de conditionnalité, encore devant la CJUE et dont la finalité serait de lier le décaissement des fonds au respect du soi-disant état de droit, ce qui viole en réalité les Traités mais où une base juridique, bien que fausse, est avancée, ici le blocage va encore plus loin puisque cette fois il n’y a aucune base juridique. C’est du volontarisme politique pure et dur, ouvertement assumé par le commissaire Gentiloni, le commissaire Reynders et la présidente von der Leyen. Ils violent ouvertement leur propre règlement concernant le plan de relance. Si la Commission maintient ce blocage, nous pouvons emprunter le même argent à des conditions financières plus avantageuses sur les marchés financiers, et en l’absence de conditionnalités politiques, car nous avons une crédibilité financière plus élevée que la moyenne de l’UE.
Olivier Bault : Il y a toutefois une partie prêts et une partie subventions dans ce plan de relance.
Jacek Saryusz-Wolski : La partie appelée « subventions » devra en réalité être remboursé par une contribution accrue au budget. Et donc les deux parties du plan de relance seront à rembourser, pas uniquement ce qui est à rembourser directement au titre des prêts. Ce qui change, ce sont les délais et le mécanisme de remboursement.
Olivier Bault : Et donc vous appelez votre pays à se retirer tout simplement du plan de relance Next Generation EU ?
Jacek Saryusz-Wolski : Premièrement, nous pouvons prendre l’argent ailleurs, ce qui a été dit par le Premier ministre Morawiecki et par le président de notre banque centrale, Adam Glapiński. Le budget polonais est en excellente condition, l’économie se porte très bien, et trouver des financements ailleurs ne posera aucun problème.
Deuxièmement, la Pologne pourrait attaquer la Commission européenne devant la Cour de Justice pour ce blocage, pour cette violation de ses propres règles, pour son action contre l’état de droit puisqu’elle devrait nous verser ces fonds et qu’elle ne le fait pas. Nous sommes donc couverts aussi bien sur le plan financier que juridique. La Pologne pourrait aussi poursuivre la Commission devant la CJUE car en traitant différemment les États membres, la Commission viole le principe de traitement égal des États et des entreprises au sein du Marché intérieur. Ses agissements favorisent en effet ceux qui ont reçu les fonds et défavorisent ceux qui ne les ont pas reçus, et ceci constitue une grave violation des règles du Marché intérieur.
Troisièmement, la règle en droit international, et plus particulièrement l’article 60 de la Convention de Vienne, veut que si une partie à un accord ne remplit pas ses obligations, l’autre partie peut s’en retirer. La Pologne, en votant le plan de relance, a apporté des garanties. Elle pourrait maintenant retirer ses garanties pour les emprunts contractés par la Commission européenne au nom des États membres.
Quatrièmement, n’ayant pas reçu les fonds nécessaires pour la transition énergétique, la Pologne devrait opposer son veto au paquet climatique Fit for 55.
Voici, en résumé, les quatre points sur lesquels le gouvernement polonais pourrait appuyer son argumentation.
Olivier Bault : Il y a encore ce mécanisme de conditionnalité qui va entrer en vigueur. Personne ne doute en effet que la CJUE va l’approuver, vu sa jurisprudence poussant l’UE vers toujours plus de fédéralisme. On sait que la Commission européenne comprend les notions d’état de droit et de valeurs européennes de manière assez politique et idéologique. On se doute donc qu’elle va bientôt mettre ce mécanisme en œuvre contre la Pologne et la Hongrie. Que va pouvoir faire la Pologne face à ce mécanisme que le Premier ministre polonais aurait été bien inspiré de bloquer au Conseil européen de juillet 2020 puis à celui de décembre 2020 en maintenant son veto au budget et au plan de relance ?
Jacek Saryusz-Wolski : Ce mécanisme est, en effet, actuellement à la CJUE puisque son principe a été remis en cause par la Pologne et la Hongrie. Ces deux pays estiment que le mécanisme de conditionnalité va à l’encontre des Traités parce qu’il contourne l’article 7 qui seul définit la procédure à suivre pour faire respecter les valeurs inscrites à l’article 2, dont l’état de droit. Il faut souligner que même les services juridiques du Conseil ont confirmé, et ceci avec une grande force, que le mécanisme de conditionnalité était contraire à la lettre et l’esprit des Traités. Or cette opinion émise à la demande du Conseil a été expressément tenue secrète jusqu’à l’année dernière et écartée par la CJUE lors des délibérations sur le mécanisme. En outre, si ce mécanisme devait être utilisé pour des questions concernant le système judiciaire polonais, cela sortirait clairement des compétences de l’UE, ce qui découle clairement des articles 4 et 5 du Traité sur l’Union Européenne.
La CJUE devrait déclarer ce règlement portant sur le mécanisme de conditionnalité nul et non avenu en vertu des Traités européens. Le fera-t-elle ? J’ai de gros doutes, car la CJUE est politisée et influencée politiquement, et elle est dans une logique politique oligarchique centraliste et fédéraliste.
Mais même si la CJUE venait à valider le mécanisme de conditionnalité, la Pologne sera protégée par son bouclier constitutionnel. Elle pourra dire que ce règlement conditionnant les fonds à l’état de droit est caduc sur le territoire polonais. Nous entrons donc dans un cercle vicieux. Entre-temps, le nombre de cours constitutionnelles disant la même chose que la Cour polonaise s’accroit de manière significative, à commencer par la cour allemande, le Conseil d’État français, etc. En effet, les cours constitutionnelles de dix États ont déjà statué la même chose que le Tribunal constitutionnel polonais. La Pologne s’appuie donc sur des fondements solides.
Il y a une guerre politique et une guerre d’information. Toutes les accusations contre la Pologne sont fondées sur des fake news car ni la démocratie, ni l’état de droit ne sont en danger en Pologne. C’est juste un champ de bataille choisi pour changer le système politique de l’Union en contournant les Traités, faute de pouvoir les changer, et pour attaquer les gouvernements conservateurs, voire même les renverser.
Olivier Bault : Faut-il s’attendre dans cette situation de conflit qui va en s’envenimant à un veto fréquent de la Pologne au Conseil européen, quand les décisions doivent être prises à l’unanimité ?
Jacek Saryusz-Wolski : À deux reprises déjà, la Pologne a fait preuve d’un maximum de bonne volonté, et même plus encore : la première fois en s’abstenant de recourir à son droit de veto, tout à fait légitime, au mois de juillet 2020, la deuxième fois au mois de décembre au moment du vote du budget pluriannuel et du plan de relance Next Generation EU. Il lui a alors été promis que l’utilisation du mécanisme de conditionnalité serait réservée aux cas de fraude concernant uniquement les fonds européens et que ce mécanisme n’aurait pas cet aspect voulu par la gauche libérale européenne et par les institutions européennes et qui en ferait un outil, une arme, pour punir les pays qui n’obéissent pas, c’est-à-dire qui font des choix politiques conservateurs.
Nous avons péché par naïveté en croyant que la déclaration politique de décembre engagerait toutes les parties. Les leaders politiques comme Merkel et Macron, agissant de mauvaise foi et par la voix de leurs agents au Parlement européen – Séjourné, Weber, etc., sans compter les socialistes – remettent en question ce qu’ils ont convenu. L’idée initiale était de restreindre l’utilisation du mécanisme de conditionnalité aux cas de fraude et de corruption, mais le blocage des fonds du plan de relance va encore dix fois plus loin. Cela signifie que, sans aucune base juridique, on peut faire ce qu’on veut et exercer un chantage contre les États membres. Nous avons donc été naïfs par deux fois. La Pologne ne commettra pas cette erreur une troisième fois. Elle peut bloquer tout ce qui est potentiellement à bloquer, c’est-à-dire toutes les décisions nécessitant l’unanimité, à savoir toutes les questions concernant la fiscalité, le budget, ou encore le climat, qui sera la première occasion.
Olivier Bault : Le paquet Fit for 55 ?
Jacek Saryusz-Wolski : Fit for 55, oui. L’article 192, par. 2, lu en relation avec l’article 194, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dit que les décisions concernant les sources majeures d’approvisionnement énergétique doivent passer par une décision unanime du Conseil. Pour renoncer à la règle d’unanimité dans ce domaine, il faut d’abord une passerelle, un vote à l’unanimité acceptant que les décisions soient prises à la majorité qualifiée. Cela veut dire que le paquet climatique Fit for 55 de Timmermans, des actes législatifs que la Commission fonde sur les articles 192-194 du Traité sur le fonctionnement de l’UE, présente l’occasion d’un premier veto que la Pologne sera prête à utiliser. Cela a été publiquement déclaré, par le Premier ministre Mateusz Morawiecki, y compris dans l’entretien du 24 octobre pour le Financial Times.