Grzegorz Kucharczyk est un historien et professeur des Humanités polonais spécialisé dans l’étude de la pensée politique des XIXe et XXe siècles, ainsi que dans l’histoire de l’Allemagne. L’une de ses dernières productions est un livre intitulé Chrystofobia: 500 lat nienawiści do Jezusa i Kościoła (« Christophobie : 500 ans de haine envers Jésus et l’Eglise »). Le 2 novembre, il a donné un entretien téléphonique à Sébastien Meuwissen.
Sébastien Meuwissen : Pourquoi choisir un titre pareil pour votre livre ? Pourquoi ne pas avoir préféré, par exemple, le terme christianophobie ?
Grzegorz Kucharczyk : Parce que la christianophobie n’est qu’une manifestation d’un processus plus profond, qu’on appelle christophobie. On peut l’observer sous la forme de manifestations d’hostilité à l’encontre de Chrétiens ou du christianisme, que nous appelons christianophobie. Mais en réalité, il s’agit d’une hostilité à l’encontre du fondateur et chef de notre Eglise lui-même, c’est-à-dire de Jésus Christ, et c’est cela, la réalité à laquelle nous avons été confrontés, par exemple l’année dernière, dans les rues de nos villes. Les manifestations dites de la « foudre rouge » [une série de manifestations pro-avortement organisée en Pologne à l’automne 2020 – n.d.l.r.] débordaient d’hostilité à l’encontre de Jésus Christ. Des slogans blasphématoires ont été gribouillés sur des façades d’églises, et il y a même eu des interruptions de messes. Il s’agissait vraiment d’exprimer une haine spécifique de Jésus, et tel est le cas depuis des temps anciens. Ce qu’on appelle la persécution des Chrétiens et de l’Eglise n’est que l’épiphénomène d’une persécution et d’une haine initiales à l’encontre de Jésus.
Sébastien Meuwissen : Le livre dont nous parlons a été publié avant ces événements. Avez-vous été surpris de voir de telles choses se produire dans la très catholique Pologne de Saint Jean-Paul II, ou en aviez-vous le pressentiment ?
Grzegorz Kucharczyk : Je n’ai pas été surpris, mais cela m’a beaucoup inquiété.
L’histoire a plus d’une fois montré comment des pays considérés comme « traditionnellement catholiques » ont été le théâtre de révolutions christophobes.
Souvenons-nous simplement, par exemple, du Portugal au début du XXe siècle, de la France au XVIIIe siècle, ou du Mexique au cours de la première moitié du XXe siècle. La réalité confirme que rien n’est jamais définitivement garanti.
Ces manifestations de l’automne dernier ont révélé l’existence de certains courants qui avaient commencé à se former longtemps auparavant, et qui ont tous fait surface en même temps. C’est peut-être douloureux à entendre pour certains, mais il faut se rendre à l’évidence : la situation [en Pologne – n.d.t.] n’est pas aussi rose qu’on pourrait le croire. On ne peut pas continuer à se bercer d’illusions en se racontant que nous ne sommes pas concernés, que les manifestations de la christophobie sont une exclusivité de l’Occident, et que la Pologne en serait exempte. Il s’avère que ces événements ont probablement été un tout dernier avertissement adressé à beaucoup d’entre nous : la dernière occasion pour eux de se rendre compte de la gravité de la situation.
Sébastien Meuwissen : Votre livre commence sur la Réforme Protestante. Quelle fut la signification de cette Réforme ? Vous rappelez au lecteur que de nombreux lieux de dévotion ont été non seulement vandalisés, mais aussi soumis à toutes sortes d’actes blasphématoires et profanatoires. Quelle fut la réaction des sociétés affectées par cette révolution ?
Grzegorz Kucharczyk : Contrairement à la propagande dominante dans les milieux où l’on ne voit la Réforme que comme un progrès historique, la Réforme ne s’est pas produite seulement de bas en haut. Ce n’est pas le peuple qui réclamait un évangile purifié et l’abolition de la Sainte Messe, du latin, du culte des Saints, la destruction de l’art sacré, et ainsi de suite. Les « gens du commun » n’ont jamais rien réclamé de tel.
Dès le début, la Réforme Protestante a été un projet révolutionnaire, né dans le cœur et l’esprit de certains des dignitaires de l’Eglise catholique. Martin Luther était prêtre avant de devenir un « réformateur ». Tout cela était essentiellement un programme révolutionnaire très complet. Une révolution qui rejetait l’Eglise en tant que telle.
Le fond du problème, ce n’était pas la vie dissolue de tel ou tel pape : le caractère scandaleux de ce qui se passait à la curie de Rome constituait un lieu commun au sein de l’Eglise.
Il s’agissait avant tout de rejeter l’Eglise en tant qu’institution créée par Dieu lui-même, et investie par Lui de la mission de conduire le peuple au salut. C’est cela que Martin Luther et les autres ont rejeté, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent.
L’une de ces conséquences a été le vandalisme culturel dont vous venez de parler : destruction de monuments de l’art sacré, actes de profanation des Saints Sacrements. Ce fut tout particulièrement le cas des régions où la faction calviniste montait en puissance. Dans ces régions, cette activité destructrice a été particulièrement violente : aux Pays-Bas, en Allemagne et en Angleterre. Les peuples s’y sont opposés. En Angleterre comme en Suède, toute une série de soulèvements paysans a montré que les peuples n’étaient pas en faveur de ce genre de changements révolutionnaires.
Le facteur décisif a été l’implication de l’Etat – c’est-à-dire des souverains en personne, qui avaient un intérêt matériel direct à se rendre complices de la confiscation des propriétés de l’Eglise. Le slogan en faveur de « l’Eglise pauvre » dérivait généralement du fait que certaines personnes – à savoir le souverain et un certain nombre de magnats issus de la bourgeoisie ou de la noblesse – y trouvaient l’occasion de s’enrichir. C’est de cette façon qu’a été créée une communauté d’intérêts qui, détenant les instruments du pouvoir, a fini par avoir le dessus sur les soulèvements populaires qui s’opposaient à la Reforme.
Sébastien Meuwissen : On connaît bien le rôle crucial qu’a joué la franc-maçonnerie dans ce que vous appelez la Révolution Antifrançaise. Dans le cadre de vos conférences, vous avez souvent rappelé que, dans la France de la fin du XVIIIe siècle, la bonne question n’est pas de savoir qui appartenait à une loge, mais plutôt : qui n’appartenait à aucune loge ? Subséquemment, peut-on tenir les maçons pour responsables de la tendance à parodier la religion catholique et ses sacrements qui a caractérisé la Révolution française ?
Grzegorz Kucharczyk : Diverses organisations du XVIIIe siècle – les francs-maçons, mais aussi les rosicruciens et les Illuminati – rejetaient la foi catholique et l’Eglise institutionnelle elle-même. Elles ont produit une sorte de paraliturgie, en se dotant de leurs propres cultes et de leurs propres rites.
Regardons de plus près l’ensemble du rituel destiné à l’admission de nouveaux membres dans la franc-maçonnerie : tout le vestimentaire, tous ces tabliers, ces compas, etc. : tout cela constitue une « liturgie » exhibant les signes caractéristiques d’une parodie du culte chrétien.
A l’époque des victoires de la Révolution, cette tendance s’est étendue à un domaine d’action plus vaste, sous la forme des fêtes dites révolutionnaires, censées être, d’une part, l’expression de ce nouveau pouvoir, et, d’autre part, servir prioritairement à « éduquer » à ce nouvel ordre le français dit moyen. Prenez, par exemple, les plantations d’arbrisseaux dits « arbres de la liberté » – dont l’abattage pouvait être puni de la peine capitale.
On peut aussi rappeler le rejet du calendrier chrétien par – entre autres – l’élimination du dimanche et la création d’une semaine de dix jours. Tout cela était inspiré par une pédagogie révolutionnaire bien spécifique, qui devait mener à ce que le philosophe israélien Jacob Talmon a appelé démocratie totalitaire. Le totalitarisme est fondé sur la volonté, insufflée au pouvoir d’Etat, de pénétrer toutes les sphères de la vie humaine – y compris, par exemple, la mesure du temps. De ce point de vue, la Révolution française a constitué un prototype, comme dans le cas du génocide de Vendée. Ce fut le premier génocide de l’histoire européenne moderne, lorsque les armées de la République ont noyé dans le sang un soulèvement populaire.
Il y a longtemps que les spécialistes de la Révolution française font remarquer que les victimes de la terreur républicaine étaient, dans leur écrasante majorité, des membres du Tiers-Etat, c’est-à-dire de cette couche de sujets dépourvus de privilèges [sous l’ancien régime – n.d.t.], qui étaient censés être les principaux bénéficiaires de la Révolution.
Sébastien Meuwissen : D’après toutes les informations que fournit votre livre, il semble que, partout où les forces christophobes ont pris le pouvoir, des atrocités ont fréquemment eu lieu, par exemple sous la forme d’assassinats bestiaux. Vous rappelez que c’est de la Révolution française que date l’idée d’utiliser des gaz afin de rendre les meurtres de masse « plus efficaces ».
Grzegorz Kucharczyk : Il faut suivre les recherches et les découvertes d’un éminent historien français qui a étudié l’histoire des soulèvements de Vendée comme celle d’un génocide fratricide des Français par les Français. Je veux parler de Reynald Secher, auteur d’une excellente somme documentaire sur ce génocide. Comment tuer le plus grand nombre de gens en un minimum de temps ? C’est un sujet qui a été débattu au Parlement français. Secher sort ces débats de l’oubli. A un moment donné, les parlementaires ont effectivement soulevé cette idée : « nous pourrions peut-être utiliser des gaz ? ».
Le génocide de Vendée n’a pas été sanctionné, étant même considéré comme une victoire de la République. Ce qui a constitué un encouragement pour les génocides suivants. L’histoire le montre clairement. Par exemple dans le cas des officiers Jeunes Turcs présents en Europe de l’Ouest au début du XXe siècle, et qui lisaient l’histoire de la Révolution française, notamment concernant la question vendéenne. Ces officiers ont ensuite pris le pouvoir chez eux sous la forme du Parti des Jeunes Turcs, qui, pendant la Première Guerre mondiale, a organisé le premier génocide du XXe siècle : l’extermination des Arméniens et autres communautés chrétiennes de Turquie. Hitler, à son tour, tandis que, à la veille de l’agression d’août 1939, il encourageait ses généraux à livrer à la Pologne une guerre totale, leur a posé cette question rhétorique : « Qui se souvient aujourd’hui du massacre des Arméniens ? ». Les génocides impunis constituent des encouragements à en perpétrer de nouveaux. Secher appelle mémoricide (« meurtre de la mémoire ») l’effacement de la mémoire de tels événements.
Ensuite, il y a aussi un autre phénomène, que certains appellent le genocidum atrox, c’est-à-dire non seulement un génocide, mais un génocide commis avec une cruauté hors du commun. Cela a notamment été le cas pendant la Révolution espagnole de 1936-1939. Dans certaines zones sous contrôle républicain, par exemple, les tombes de nonnes et de moines ont été massivement profanées : les corps, déterrés, étaient placés devant les églises. Les gens se faisaient photographier devant ces cadavres : c’était un haut-fait dont on pouvait se vanter.
Il s’agit donc, dans ce cas, d’une combinaison de cruauté et de mépris. C’est un schéma qui a été décrit par le bienheureux cardinal Wyszyński, qui expliquait que, quand quelqu’un combat Dieu, on peut s’attendre à le voir s’en prendre aussi à la liberté des enfants de Dieu – c’est-à-dire des gens qui croient en Dieu. Les vagues successives de christophobie confirment la validité de ce schéma.
Sébastien Meuwissen : En Belgique, où j’ai grandi, et plus généralement en Europe de l’Ouest, j’ai remarqué une tendance à identifier le national-socialisme allemand avec l’extrême-droite, elle-même associée, d’une certaine façon, à l’Eglise catholique, ou du moins avec le christianisme tel que le grand public le comprend de nos jours. Vous, en revanche, vous soulignez le fait que les Allemands, à partir de 1939, ont tué de nombreux prêtres catholiques.
Grzegorz Kucharczyk : Tous ceux qui prétendent que les nationaux-socialistes allemands étaient d’extrême-droite et avaient des liens avec l’Eglise devraient se souvenir de ce que je commente dans mon livre – et tout particulièrement de l’extermination du clergé catholique dans les régions de la Pologne occupées par les Allemands à partir de 1939.
Les Allemands ont assassiné un tiers du clergé catholique qui vivait dans ces régions incorporées au Reich allemand – à savoir : la Poméranie, la Grande-Pologne et la Haute-Silésie.
Les nazis allemands se sont aussi opposés à la présence de croix et autres symboles chrétiens dans l’espace public. L’un des gouverneurs allemands, Arthur Greiser, a fait retirer les crucifix et les oratoires disposés le long des routes dans toute la région de Grande-Pologne. Il a ordonné la destruction de la magnifique statue du Sacré-Cœur de Jésus à Poznań à l’automne 1939. Ce fut l’une des premières décisions de l’administration allemande à Poznań. Comme le cardinal Wyszyński l’a clairement rappelé, nous avons eu à faire à des autorités néopaïennes.
Sébastien Meuwissen : Miklós Horthy a une assez bonne réputation dans les milieux de l’extrême-droite européenne. Mais vous faites remarquer qu’il n’était pas exempt de toute responsabilité dans les événements des années 1930 qui ont mené à la Deuxième Guerre mondiale.
Grzegorz Kucharczyk : Pendant toute cette période, la Hongrie est, formellement, restée une monarchie. Horthy en était le régent. La critique que j’adresse à Horthy, c’est : pourquoi n’a-t-il pas rendu le pouvoir au Roi hongrois Charles IV de Habsbourg, qui, en 1921, est revenu en Hongrie deux fois pour réclamer la restitution de son trône. Charles IV était le Roi consacré de la Hongrie et l’Empereur d’Autriche. Il a été porté sur l’autel par Jean-Paul II – ce qui constitua la dernière béatification de son pontificat. Mais Horthy n’a pas renoncé au pouvoir, ce qui a mené à toutes les conséquences que l’on sait. Or la Hongrie avait un roi Habsbourg.
C’est la raison pour laquelle beaucoup d’historiens disent – et cela constitue à mon avis une thèse légitime en tant que telle – que les Habsbourg auraient pu avoir une véritable chance de revenir à Vienne. Or, si les Habsbourg avaient régné à Vienne ou à Budapest, on peut dire que cela aurait limité les possibilités d’infiltration de cette région de l’Europe par le nazisme, et donc, les chances de réaliser l’Anschluss de l’Autriche. La haine personnelle de Hitler pour les Habsbourg, et notamment pour l’Empereur Charles I, Roi de Hongrie sous le nom de Charles IV, n’avait rien d’une coïncidence.
Sébastien Meuwissen : Vous considérez la génération dite « génération de 1968 », qui représente la majorité du Parlement européen, comme les héritiers de cette idéologie du relativisme, élevant même ce relativisme au rang de dogme. Peut-on, pour autant, les appeler « dogmatiques » ?
Grzegorz Kucharczyk : Je vais citer le cardinal Gerhard Müller, qui a affirmé que personne n’est aussi dogmatique qu’un relativiste dont le relativisme est contesté. C’est là le schéma qu’on voit se reproduire encore et encore. A l’époque de la Révolution française, le slogan, c’était « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Aujourd’hui, on entend dire qu’il n’y a « pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance. » Etrangement, les défenseurs de la liberté d’expression n’ont rien dit quand le Président Trump a été banni de tous les réseaux sociaux. Tous ceux qui, d’ordinaire, nous parlent tant de liberté, de tolérance et de liberté d’opinion, pour une raison ou une autre, n’ont pas cru bon de réagir.
Le droit positif inspiré par le relativisme a pris le dessus sur la loi naturelle. Mais de nos jours, on va encore plus loin. De nos jours, on ne se contente pas de remettre en cause la loi naturelle et la nature elle-même. Il suffit de s’intéresser à la redéfinition en cours de choses comme le mariage, la famille, le genre… Autant de confirmations de cette ancienne vérité selon laquelle une crise de la foi attire toujours et inévitablement aussi une crise de la raison. Récemment encore, on aurait jugé absurde le remplacement sur les formulaires de catégories comme « nom du père » et « nom de la mère » par « parent A » et « parent B », ou encore d’éliminer les toilettes pour hommes et pour femmes, en faveur de nouveaux termes exotiques.
Une crise de la foi attire toujours et inévitablement aussi une crise de la raison, parce que la sphère de la spiritualité ne connaît pas le vide. Les conséquences de ce principe, nous les avons sous les yeux.
Sébastien Meuwissen : Partagez-vous l’opinion de Tristan Azbej, Secrétaire d’Etat de la Hongrie à l’Aide aux chrétiens persécutés et chef du programme Hungary Helps, qui affirme que le christianisme est, dans le monde d’aujourd’hui, la plus persécutée des religions ?
Grzegorz Kucharczyk : Oui. Ce sont là des mots qui correspondent à la réalité. Toutes les institutions et agences qui surveillent les persécutions en cours dans le monde le disent depuis des années : les Chrétiens constituent, à l’échelle mondiale, le groupe religieux le plus persécuté. Le dire, c’est juste reconnaître l’évidence.
Sébastien Meuwissen : Dans votre livre, vous parlez beaucoup des martyrs. Vous les présentez comme un symbole d’espoir.
Grzegorz Kucharczyk : Comme l’a dit Saint Jean-Paul II, les martyrs sont semblables à cette vérité que le monde moderne rejette. En d’autres termes : il existe une vérité qui n’est pas négociable, et qui ne peut être réfutée. Et pour elle, on gagnera à renoncer à tout – même à la vie. C’est la leçon que nous ont laissée les martyrs. Jean-Paul II a appelé cela « l’œcuménisme des martyrs ». Tout au long du XXe siècle, on a vu des chrétiens relevant de diverses confessions devenir les victimes de régimes totalitaires parce qu’ils restaient fidèles au Christ.
Aujourd’hui, la situation est analogue. Dans les pays musulmans, diverses confessions chrétiennes font l’objet d’attaques. C’est aussi le cas dans des pays communistes comme la Corée du Nord, la Chine ou encore Cuba. Cette réalité nous rappelle que ce terrible baptême du sang que vivent les martyrs est – comme l’ont dit des Pères de l’Eglise – la semence d’où croîtra cette Eglise, et son avenir. De ce point de vue, les martyrs représentent un signe d’espoir.