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Le conflit de compétences entre Bruxelles et l’Est de l’UE s’envenime (deuxième partie)

Temps de lecture : 5 minutes

Droit jurisprudentiel de l’UE contre constitution : jugements et contre-jugements entre la CJUE et la Cour constitutionnelle roumaine

Lire la partie 1 : Varsovie exige le respect des traités et refuse de payer les astreintes imposées par la CJUE

Grands bénéficiaires des fonds de l’UE et n’ayant pas encore rattrapé leur retard économique sur la partie occidentale du continent, les anciens pays de l’Est sont aujourd’hui devenus un instrument dont se servent les institutions de l’UE dominées par des eurofédéralistes convaincus afin d’étendre les compétences de l’UE en développant une nouvelle jurisprudence venant compléter et même modifier en profondeur l’esprit des traités et du droit européen existant. L’Union européenne est ainsi en train de se transformer en « un Empire non impérial, qui impose sa discipline non par la force mais par le droit »[1]. Ces pays sont une proie d’autant plus facile que leurs sociétés sont partagées en deux par un clivage que l’essayiste et journaliste polonais Rafał Ziemkiewicz qualifie de post-colonial. Un clivage propre aux pays sortis d’une longue période de domination étrangère, avec une partie des élites et de la population souffrant toujours d’un complexe d’infériorité qui les pousse à vouloir dénigrer leur identité nationale au profit de leur affiliation à l’empire, jugé supérieur, plus avancé sur le plan civilisationnel : « C’est malheureux, mais tous les pays qui ont été soumis à une occupation de longue durée sont profondément divisés entre ceux qui veulent garder leur identité et ceux qui veulent y renoncer, qui la détestent parce qu’ils pensent qu’elle fait d’eux des personnes inférieures, qu’elle les empêche d’être plus modernes et de devenir comme ceux qui les ont occupés. »[2] C’est ainsi que le débordement des institutions européennes observé vis-à-vis des pays qui ont connu le joug soviétique pendant environ 45 ans est rendu possible par les appels à Bruxelles d’une partie de l’opposition dans sa lutte contre le pouvoir démocratiquement élu dans ces pays, qu’il s’agisse de l’opposition parlementaire, d’organisations de la société civile, généralement financées depuis l’étranger, notamment par les fondations de la nébuleuse Soros, ou même de juges militants refusant les lois votées par la majorité.

La Roumanie est ainsi le théâtre aujourd’hui d’un conflit de juridiction entre la CJUE et sa Cour constitutionnelle qui ressemble beaucoup au conflit sur la ligne Bruxelles-Varsovie, même si l’on en parle moins du fait que le gouvernement roumain, et surtout le président Klaus Iohannis, sont moins radicalement opposés à la ligne eurofédéraliste, immigrationniste et progressiste des élites européennes, et la Roumanie soulève donc moins l’hostilité de la Commission et du Parlement européen.

Il n’empêche que le conflit de compétences a été récemment l’occasion d’un arrêt historique de la CJUE, dans laquelle les juges de Luxembourg affirment pour la première fois de manière aussi ouverte la primauté de leur jurisprudence sur les constitutions des États membres, prenant ainsi le risque de futurs conflits avec les cours constitutionnels des grands pays de l’UE comme l’Allemagne, la France, l’Italie ou l’Espagne. Les cours constitutionnelles de ces pays considèrent en effet toutes que la constitution nationale est au-dessus des autres sources de droit, y compris du droit européen et a fortiori de son interprétation par la CJUE.

Dans le cas roumain, il s’agit ici d’une décision de la Cour constitutionnelle de Roumanie (CCR) qui avait invalidé des condamnations pour corruption prononcées par la Haute Cour de cassation et de justice (HCCJ) au motif que le panel de juges avait été formé sans respecter la loi (un juge n’avait pas été nommé par tirage au sort et tous les juges du panel n’étaient pas spécialisés dans les affaires de corruption). La CCR a en outre jugé inconstitutionnelle la collecte de preuves en matière pénale effectuée avec la participation du service roumain de renseignements.

À la suite de cette décision, les juges de la HCCJ et le juge du tribunal de grande instance de Bihor s’étaient adressés à la CJUE dans la mesure où l’affaire de corruption concernait des fonds européens et où ces juges ont estimé que la décision de la CCR ne permettait pas d’appliquer le mécanisme de coopération et de vérification adopté en 2006 par la Commission européenne à l’occasion de l’adhésion de la Roumanie à l’UE. Les juges à l’origine des questions préjudicielles adressées à la CJUE ont aussi remis en cause, à la lumière du principe d’indépendance de la justice mentionné en termes généraux dans le Traité sur l’UE à propos de la mise en œuvre du droit européen, la procédure disciplinaire ouverte contre les magistrats à l’origine des vices de forme dans cette affaire de corruption.

Dans son arrêt du 18 mai 2021, la CJUE s’en était prise aux réformes roumaines de la justice à l’origine de cette décision de la Cour constitutionnelle de Bucarest. Comme dans le cas polonais (voir « Première partie : Varsovie exige le respect des traités et refuse de payer les astreintes imposées par la CJUE »), la CJUE avait alors estimé pouvoir  autoriser chaque juge roumain à désobéir au droit national et à la constitution pour les dispositions qu’il considérerait contraires au droit de l’Union. Si ce nouveau principe, apparu dans le cadre d’un arrêt de novembre 2019 concernant la Pologne, était appliqué, cela conduirait à une grande insécurité juridique ou même à une véritable anarchie judiciaire, chaque juge devenant interprète de la constitution à la lumière de sa perception des principes généraux et du droit de l’UE.

Voir à ce sujet :
« 
Démocratie parlementaire contre gouvernement des juges : le problème ne se pose pas qu’en Pologne et en Hongrie ! »

Le 8 juin 2021, la Cour constitutionnelle de Roumanie avait toutefois mis un coup de frein aux velléités de la CJUE, en affirmant que « la loi fondamentale [la Constitution roumaine, ndlr.] conserve sa position hiérarchiquement supérieure (…), l’article 148 ne donnant pas la priorité d’application du droit de l’Union sur la Constitution roumaine, de sorte qu’un tribunal n’a pas le pouvoir d’analyser la conformité d’une disposition des ‘lois internes’ déclarée constitutionnelle par une décision de la Cour constitutionnelle ».

Or le 21 décembre, la CJUE a riposté par un arrêt qui fera date, puisqu’elle y soutient, conformément à ce qui est dit dans le communiqué de presse informant de cet arrêt, que « la primauté du droit de l’Union exige que les juridictions nationales aient le pouvoir de laisser inappliquée une décision d’une cour constitutionnelle qui est contraire à ce droit. » Dans le contexte de cet arrêt, il est clair que ce qui est appelé « droit de l’Union » ne se limite pas à ce qui est écrit directement dans les traités ou les directives, mais couvre aussi les principes généraux évoqués dans les textes européens et leur interprétation par la CJUE. Celle-ci estime donc que sa jurisprudence doit désormais prendre le pas sur les constitutions des États membres de l’UE et que tout tribunal d’un État membre peut refuser d’appliquer une loi ou même un principe constitutionnel qu’il considérera comme contraire aux principes généraux de l’UE et à la jurisprudence de la CJUE.

Dans ces conditions, aux yeux des institutions de l’UE, il ne peut plus y avoir de domaines de compétences entièrement réservés aux États membres et le pouvoir judiciaire est le seul arbitre des lois et des constitutions votées par les représentants élus des peuples, avec comme ultime instance la Cour de Justice de l’Union européenne qui n’est, elle, soumise à aucun contrôle ni aucun contre-pouvoir.

Le 23 décembre 2021, la Cour constitutionnelle de Roumanie (CCR) a toutefois émis un communiqué affirmant que ses décisions restent en vigueur en vertu de l’article 147, par. 4, de la constitution roumaine, et que l’application en Roumanie de l’arrêt pris deux jours plus tôt par la CJUE ne peut se faire sans modifier la constitution au préalable. Les juges constitutionnels roumains ont toutefois souligné qu’une telle modification ne saurait être la conséquence directe d’un arrêt de la CJUE puiqu’elle doit suivre la procédure démocratique prévue par cette même constitution.

Jusqu’à nouvel ordre, les arrêts de la CJUE concernant la primauté de sa jurisprudence sur les constitutions nationales restent donc lettre morte. Reste à voir si, avec l’entrée en vigueur officielle du fameux mécanisme d’État de droit, la Commission européenne ne va pas, comme pour la Pologne, chercher par le chantage financier à contraindre les autorités roumaines à se soumettre au putsch judiciaire de la juridiction européenne afin de créer un précédent qui pourra être ensuite brandi face aux autres pays membres.

À suivre :

Troisième partie : Pour la Cour constitutionnelle hongroise, les autorités nationales doivent compenser l’inaction de l’UE en matière d’immigration

[1] Citation de l’ancien président de la Commission européenne Manuel Barroso reprise par Max-Erwann Gastineau dans « Le Nouveau procès de l’Est »

[2] Propos tenus par Rafał Ziemkiewicz dans un entretien avec l’auteur du présent article pour le site d’information anglophone Remix News (https://rmx.news/remix-exclusive/exclusive-there-is-something-sick-in-the-british-system-says-polish-journalist-banned-from-entering-uk/)