Pologne – De la même manière que l’annexion de la Crimée par la Russie et le soutien de Moscou aux séparatistes du Donbass en 2014 avaient conduit à partir de 2016 à une présence militaire américaine symbolique en Pologne, et plus généralement de l’OTAN dans les pays du flanc oriental de l’Alliance, l’invasion du reste de l’Ukraine lancée en février dernier par Moscou a fait que cette présence ne sera désormais plus uniquement symbolique. Ainsi, Varsovie est en passe d’atteindre un objectif stratégique poursuivi par toutes les options politiques qui ont gouverné le pays depuis la chute du gouvernement communiste satellite de Moscou et le départ de la dernière unité de l’armée russe en octobre 1992, après près de cinq décennies d’occupation. Cet objectif était justement d’avoir sur le sol polonais une présence militaire américaine de nature à dissuader la Russie de toute volonté d’invasion.
Pour comprendre l’obsession polonaise face à la Russie, il n’est pas inutile de rappeler que la période d’occupation de 1944-45 à 1992 avait été précédée d’une occupation meurtrière de la partie orientale de la Pologne par la Russie soviétique de 1939 à 1941 (en application du pacte germano-soviétique signé en août 1939) et auparavant d’un démembrement de la République des Deux Nations polono-lituanienne à la fin du XVIIIe siècle, par lequel l’Empire russe avait annexé pour plus de 120 ans les trois quarts du territoire polonais.
Dans les années 1990, lorsque la Russie des années Eltsine semblait en voie d’ouverture et de libéralisation sur le modèle occidental, la plupart des Polonais voyaient cela comme la conséquence de la faiblesse du moment de la Russie et étaient persuadé que les Russes renoueraient avec leur politique d’empire une fois ce moment de faiblesse passé. Le réarmement de la Russie sous Vladimir Poutine et la montée en puissance militaire dans l’enclave de Kaliningrad et le long du flanc oriental de l’OTAN – qui était lui-même largement désarmé après deux décennies de coupes dans les dépenses militaires pour investir dans la transition économique et en amortir quelque peu les conséquences sociales – ont conforté ce sentiment.
L’offensive russe contre la Géorgie en 2008 l’a encore renforcé et le président polonais Lech Kaczyński prévenait alors qu’après la Géorgie ce serait le tour de l’Ukraine, puis des pays baltes et ensuite, peut-être, de son pays, la Pologne. Le Premier ministre libéral Donald Tusk a bien tenté un rapprochement avec Moscou de 2007 à 2014, mais est revenu avec l’annexion de la Crimée à la politique 100 % atlantiste prônée par les frères Kaczyński.
Rappelons aussi que c’est la gauche post-communiste qui gouvernait la Pologne au moment de l’adhésion à l’OTAN en 1999 et que c’est elle qui a fait au début des années 2000 le choix – très politique – des F-16 américains plutôt que des Mirage 2000 français ou des Gripen suédois. Notons aussi que si les Polonais privilégient les armements américains et ont toujours voulu une présence militaire américaine sur leur sol, c’est au moins en partie à cause du traumatisme de septembre 1939, quand la grande offensive franco-britannique contre l’Allemagne par l’ouest n’a pas eu lieu.
Avec l’invasion de l’Ukraine lancée par la Russie le 24 février dernier, la Pologne a déjà obtenu que le nombre de soldats américains présents sur son sol passe d’environ 5000 hommes à plus de 10 000 depuis le mois de mars. Mais
avec le sommet de l’OTAN de Madrid à la fin du mois de juin, la Pologne s’est encore plus rapprochée de ses objectifs, puisque Washington a annoncé le transfert à Poznań, dans l’ouest de la Pologne, du quartier général du Ve corps d’armée. Depuis 2020, cette ville abritait simplement un commandement avancé de ce quartier général. Ainsi, la présence d’officiers américains dans cette ville va passer d’environ 200 à environ 700, et ce sera la première présence fixe de l’US Army en Pologne
puisque toutes les autres unités américaines qui sont depuis 2016 sur le sol polonais avaient jusqu’ici une présence rotationnelle.
Parallèlement, les dirigeants de l’OTAN ont décidé à Madrid de faire passer de 40 000 à 300 000 hommes le total des forces de réaction rapide mises à disposition de l’Alliance pour réagir immédiatement en cas d’attaque contre un de ses membres. Si la Pologne n’a pas obtenu la présence plus massive et rendue permanente (non rotationnelle) qu’elle aurait souhaité, on sait désormais que les États-Unis maintiendront leur présence militaire au niveau actuel d’un peu plus de 10 000 hommes alors qu’on ne savait pas jusqu’ici si c’était une augmentation provisoire ou définitive. Rappelons qu’entre la fin du mois de février et le début du mois d’avril, l’OTAN avait déployé dans les pays du flanc oriental, de la Baltique à la mer Noire, quelque 40 000 soldats supplémentaires. Tout en restant modeste, cette présence cessait ainsi également d’être symbolique dans les pays baltes et en Roumanie, les principaux autres pays où les forces de l’OTAN ont été déployées.
Par ailleurs, la nouvelle « conception stratégique » de l’OTAN décrit désormais, depuis le sommet de Madrid, la Russie comme une menace et non plus comme un partenaire stratégique. Le partenariat OTAN-Russie avait certes été suspendu en 2014 avec l’annexion de la Crimée par Moscou en violation du mémorandum de Budapest de 1994 signé par la Russie, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Ukraine, qui garantissait le respect de l’intégrité territoriale de cette dernière contre le transfert vers la Russie de tout l’arsenal nucléaire post-soviétique. Mais le statut officiel de menace pour l’OTAN attribué à la Russie est un alignement de fait sur les positions défendues par la Pologne depuis déjà longtemps.
Dans la pratique, cette conception stratégique sert de base aux décisions prises en matière de défense, et c’en est donc fini de l’état de « mort cérébrale » de l’OTAN dont parlait le président français Emmanuel Macron il y a quelques années. Toujours dans la pratique, cela fait que la Pologne n’est plus un des trois seuls pays européens, aux côtés du Royaume-Uni et de la Grèce, à respecter le seuil de 2% du PIB consacrés à la défense comme le veut l’engagement jusqu’ici très mal respecté pris par les pays de l’Alliance atlantique en 2014. À ce titre, maintenir 300 000 hommes en capacité d’intervenir sous quelques jours en cas d’attaque contre un pays membre de l’Alliance nécessite des mesures concrètes, qui coûtent de l’argent, pour tenir les unités correspondantes en état d’alerte avec toute la logistique nécessaire.
Pour la Pologne, c’est particulièrement important, car ainsi que prévenait feu le président Lech Kaczyński en 2008 et comme le pensent beaucoup de Polonais, une attaque russe contre des pays membres de l’OTAN, si elle devait survenir un jour, viserait très probablement les pays baltes qui avaient été incorporés de force à l’URSS en 1939-40 après avoir été annexés par l’Empire russe au cours des siècles précédent, et qui abritent aujourd’hui des minorités russophones importantes, tout comme la Géorgie et l’Ukraine, mais aussi la Moldavie où des forces russes stationnent toujours et soutiennent la petite république séparatiste de Transnistrie. Or les pays baltes sont difficilement défendables vu la faiblesse de leurs armées (ils n’ont même pas d’aviation de combat) ainsi que la taille et l’emplacement de leur territoire, coincés entre la Russie et son enclave de Kaliningrad, dos à la mer Baltique. Un scénario probable serait donc une contre-attaque de l’OTAN qui partirait de Pologne et le risque pour la Pologne serait alors de se retrouver seule face à la Russie, par exemple en conséquence d’un chantage nucléaire exercé par cette dernière. D’où l’importance d’avoir sur son sol des unités américaines et de savoir que l’OTAN dispose d’une force de réaction rapide prête à intervenir n’importe où en Europe et à tout moment, afin que la réponse initiale à une invasion d’un ou plusieurs des trois pays baltes par la Russie soit commune et non pas uniquement polonaise.
Bien entendu, ce qui compte ici vu de Pologne, c’est l’aspect dissuasif : si le Kremlin est convaincu qu’il y aura une réaction armée commune massive de l’OTAN, il ne prendra pas la décision d’envahir les pays baltes et il n’y aura donc pas de conflit armé.
Mais en réalité, la décision la plus importante pour la Pologne prise au sommet de Madrid aura été l’acceptation de la demande d’adhésion de la Suède et de la Finlande. D’une part, les pays baltes vont devenir plus facilement défendables, car la réaction à une attaque russe pourra venir de Pologne, de Finlande et de la mer Baltique. D’autre part, le potentiel militaire de l’OTAN sur le flanc oriental va se trouver fortement renforcé, avec l’adhésion prochaine désormais très probable des deux pays nordiques dotés d’une armée moderne, et même nombreuse dans le cas de la Finlande qui, comme la Pologne, a déjà fait les frais de l’impérialisme russe dans le passé, y compris au XXe siècle (en 1939-40, durant la guerre d’Hiver) et qui est donc préparée à une guerre défensive contre la Russie. Pour l’adhésion de ces deux pays, il faut encore la ratification des parlements de tous les actuels pays membres de l’OTAN, mais pour la Pologne c’est déjà fait, à l’unanimité de la Diète. La Russie va ainsi se retrouver avec 1300 km de frontière terrestre supplémentaire avec l’OTAN. Si les dirigeants polonais, comme le président Duda, ont été un peu vite en besogne en affirmant que la mer Baltique allait désormais être une mer intérieure de l’OTAN (le gouverneur de Kaliningrad a proposé de lui envoyer une carte pour qu’il y voit les côtes russes), ce sera tout de même une sorte de Mare Nostrum de l’Alliance atlantique.
De ce point de vue, la situation géopolitique de la Pologne se trouve grandement améliorée par la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine. Toutefois, si à l’issue de cette guerre les forces armées russes devaient se trouver non seulement à Kaliningrad et en Biélorussie, comme actuellement, mais aussi de l’autre côté de la frontière polono-ukrainienne, la Pologne se retrouverait dans une situation inconfortable et aurait échoué pour un autre de ses objectifs stratégiques constants depuis la chute du communisme : celui d’avoir entre elle-même et la Russie une Biélorussie et une Ukraine souveraines, démocratiques et en bonnes relations avec l’Europe.
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Voir à ce sujet :
« L’ampleur et les raisons de l’engagement de la Pologne en faveur de l’Ukraine »