Pologne – Une commission pour faire la chasse aux influences russes ou pour gêner les opposants pendant la campagne électorale des législatives de l’automne ? Comme souvent en Pologne, deux narrations concurrentes s’opposent après la ratification lundi 29 mai par le président Andrzej Duda d’une loi instituant une commission parlementaire qui sera dominée par la majorité et qui aura pour tâche d’enquêter sur les influences russes en Pologne dans les années 2007-2022.
Déjà surnommée « Lex Tusk » par ses détracteurs qui y voient un instrument pour gêner la candidature de Donald Tusk, le président du parti libéral Plateforme civique (PO), la loi prévoit que cette commission parlementaire aura la possibilité d’interdire à toute personne dont elle estimera avoir établi des connivences passées avec la Russie d’exercer une fonction liée à l’utilisation d’argent public ou nécessitant un accès à des informations classées confidentielles, et ce pour une durée maximale de 10 ans.
Certes, l’accusé aura la possibilité de faire appel devant la justice administrative et le juge administratif pourra, sans y être obligé, suspendre cette interdiction en attendant le jugement en appel. Mais comme la nouvelle commission parlementaire prévoit de commencer ses travaux sans doute dès le mois de juin et de publier un premier rapport en septembre, c’est-à-dire juste avant les élections dont la date exacte reste encore à fixer, les personnes placées sur le banc des accusés ne pourront être blanchies par la justice administrative qu’après les élections.
Ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont rien à craindre, a déclaré le Premier ministre Mateusz Morawiecki. C’est aussi en substance ce qu’a dit Andrzej Duda lors d’une conférence de presse où il s’est expliqué de la signature qu’il a apposée en bas de cette loi qui fait polémique, et aussi de sa décision de l’envoyer au Tribunal constitutionnel pour que celui-ci se prononce sur sa conformité à la constitution polonaise. Il l’a cependant fait selon une procédure qui ne suspend pas l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, qui est donc entrée en vigueur le 31 mai.
Cela a fait réagir à Bruxelles et Washington, avec déjà la semaine dernière une discussion enflammée au Parlement européen et un communiqué de presse du département d’État américain publié le 29 mai, pour dire que Washington « partage les inquiétudes exprimées par de nombreux observateurs selon lesquels cette loi créant une commission pour enquêter sur les influences russes pourrait servir à bloquer la candidature de politiciens d’opposition sans procès équitable ».
Cette affirmation est toutefois contestée par le président de l’association d’avocats Ordo Iuris, Jerzy Kwaśniewski, pourtant par ailleurs très critique d’une loi qu’il juge très mal écrite et inconstitutionnelle. « Il s’agit d’une très mauvaise loi », écrivait maître Kwaśniewski le 30 mai sur son compte Twitter, « principalement parce que, rédigée de manière inepte, elle met le pouvoir entre les mains des services spéciaux, elle sera de surcroît inefficace et ridiculisera une cause importante… Mais la Lex Tusk ne peut en aucun cas bloquer la candidature de qui que ce soit à une élection. Ce n’est pas dans la loi ! »
« Je ne comprends pas vraiment la réaction de nos alliés », a déclaré le président Duda dans un entretien avec Bloomberg, « je ne sais pas s’ils ont été induits en erreur par des politiciens d’opposition ou par des erreurs dans la traduction du projet de loi… »
Le commissaire européen à la Justice, le Belge Didier Reynders, se voit ainsi offrir une occasion de se mêler une nouvelle fois des affaires intérieures de la Pologne et il ne s’en prive pas : il a déjà promis que « la Commission n’hésitera pas à prendre des mesures si besoin car on ne peut pas accepter un tel système ». Ceci alors que la Commission bloque toujours l’octroi à la Pologne des fonds du plan de relance Next Generation EU.
Cette commission d’enquête parlementaire pourra s’intéresser non seulement aux candidats, mais aussi aux parlementaires, conseillers des collectivités locales, fonctionnaires, et aussi membres des conseils d’administration et de surveillance des sociétés publiques dont l’action sous influence russe aurait pu porter préjudice à la Pologne.
La commission d’enquête doit avoir 9 membres. Normalement, une partie de ses membres devrait être nommés par les partis d’opposition, mais l’opposition parlementaire a déjà fait savoir qu’elle comptait boycotter la mise en place et les travaux de la nouvelle commission d’enquête.
Outre l’opposition libérale, une cible potentielle de cette nouvelle commission pourrait être la coalition Konfederacja des nationalistes et libertariens, une opposition libérale-conservatrice à la droite du PiS qui a aujourd’hui 11 députés à la Diète mais dont les sondages montrent qu’elle pourrait détenir, après les prochaines élections, la clé de la formation d’une coalition majoritaire. Plusieurs membres de Konfederacja se distinguent par leurs critiques du soutien massif de la Pologne à l’Ukraine depuis le début de l’offensive russe.
« On voit bien que Donald Tusk et sa base politique se sentent coupables puisqu’ils pensent que la commission est dirigée contre Donald Tusk », a déclaré le vice-Premier ministre et ministre des Actifs de l’État, Jacek Sasin. « En effet, il a des raisons de se sentir coupable, car la politique de Donald Tusk était ouvertement pro-russe. On peut citer beaucoup de faits, et pour moi les plus choquants sont ceux liés à la dépendance énergétique de la Pologne, les décisions qui ont été prises à l’époque, l’accord gazier qui a été signé avec la Russie, avec Gazprom, l’approche très favorable de ce partenaire russe, avec l’annulation des montants qu’il aurait dû payer pour le transport du gaz, la tentative de vente de Lotos. Ce sont des faits qui sont bien connus. (…) Les déclarations publiques de Donald Tusk ont été citées à de nombreuses reprises, par exemple pour désavouer un investissement tel que le gazoduc Baltic Pipe, en soulignant qu’après tout, nous avons des contrats avec la Russie et nous n’avons pas besoin d’un autre gaz. »
En ce qui concerne Donald Tusk, les députés du PiS ont également l’intention de s’intéresser à l’abandon aux Russes de l’enquête sur la catastrophe de Smolensk en 2010.
Après la chute de l’Union soviétique, la Russie a conservé une influence sur les anciens pays de l’Est par l’intermédiaire des relations tissées avec les anciens des services spéciaux de ces pays, mais aussi par la documentation sur les agents et collaborateurs de ces polices secrètes des régimes communistes que Moscou est soupçonné d’avoir conservé et d’exploiter. Il existe donc un intérêt légitime pour couper définitivement ces vieux relais qui ont ensuite été alimentés ou remplacés par des réseaux de corruption plus classiques, mais la mise en place d’une telle commission à l’approche d’élections et les pouvoirs étendus qui lui sont conférés ne peuvent que soulever des doutes sur les intentions de la majorité parlementaire et la manière dont elle compte l’utiliser.
Dimanche, une grande manifestation qui avait été prévue par l’opposition libérale a réuni à Varsovie entre 150.000 et 300.000 personnes venues protester notamment contre cette loi. C’était la plus importante mobilisation de contestation du gouvernement depuis le retour au pouvoir du PiS en 2015. Le président Duda a par ailleurs proposé une série d’amendements dès vendredi.