Par Modeste Schwartz.
Hongrie – Depuis bientôt trois décennies, le très charismatique Premier ministre a habitué l’opinion nationale et internationale à ce désormais traditionnel discours de Tusványos (du nom du festival organisé chaque année fin juillet dans la station thermale de Tusnádfürdő / Băile Tușnad au Pays Sicule, zone magyarophone du centre de la Roumanie), dont il fait sciemment son discours programmatique le plus important de l’année. C’est par exemple à l’occasion d’un de ces discours qu’il a solennellement « lancé » la notion « d’illibéralisme », devenue entre-temps un topos du discours politique contemporain en Europe et au-delà.
Comparé à de tels discours-chocs, le discours de l’édition 2018 (lire le discours en entier ici) n’est probablement pas appelé à rester gravé aussi profond dans les mémoires hongroises et internationales, mais n’en reste pas moins un moment politique d’une importance rare.
Voici donc une analyse du contenu de ce discours, considéré sous l’aspect de ses implications politiques internationales, sous celui de la politique hongroise et – s’agissant d’un discours prononcé (quoique dans un cadre non-officiel) sur le territoire roumain – du point de vue des rapports magyaro-roumains.
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« La démocratie chrétienne, par définition, ne peut pas être libérale »
Interrogé après le discours par des participants sur la possibilité d’un divorce entre FIDESZ et Parti Populaire Européen, Viktor Orbán s’est défendu de le souhaiter, s’abritant derrière l’argument symbolique de la fidélité des Hongrois aux pactes conclus, bons ou mauvais. Néanmoins, le moment le plus fort – de ce point de vue – du discours lui-même était clairement destiné à faire comprendre aux « partenaires » occidentaux du FIDESZ que cette fidélité ne pourrait pas être indéfiniment inconditionnelle. Depuis sa troisième victoire électorale consécutive en avril dernier, l’homme fort de Budapest était soupçonné de (et par là même incité à) vouloir « mettre de l’eau dans son vin » ; c’est ainsi que d’aucuns, à Budapest comme dans les capitales occidentales, cherchaient à interpréter la relégation au second plan du terme « illibéral », auquel la communication officielle du FIDESZ préfère désormais systématiquement l’étiquette « chrétien-démocrate ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que – tout en demeurant fidèle à cette nouvelle tactique de communication – le discours de Tusványos a broyé ces illusions : proposant en cinq thèses un corps de doctrine précisant le contenu de l’étiquette « démocrate-chrétien » (1 : culture chrétienne, à l’exclusion du multiculturalisme ; 2 : « tout enfant a droit à un père et une mère » ; 3 : souveraineté économique ; 4 : protection des frontières ; 5 : principe « 1 pays, 1 voix » au sein de l’UE), Viktor Orbán a réaffirmé la solidité idéologique de la troisième voie hongroise. Avec un sous-entendu que les têtes pensantes de Bruxelles, Paris et Berlin, n’auront pas manqué de déchiffrer : le FIDESZ restera membre du PPE (et, pourrait-on ajouter même si l’auteur s’en défend : la Hongrie, membre de l’UE) à condition de ne pas empiéter sur sa liberté souveraine d’appliquer ce corps de doctrine. L’espoir de Viktor Orbán – qu’il a d’ailleurs clairement exprimé dans ce même discours – est bien entendu que le divorce puisse, à la faveur des élections européennes de l’année prochaine, être évité par « illibéralisation » du PPE, plutôt que par libéralisation du FIDESZ. Il faut, nous dit-il « relever de ses fonctions la génération de 1968 » : c’est dans ce contexte – avant tout politique et culturel – qu’il convient d’interpréter une autre déclaration-choc du discours : celle dans laquelle le Premier ministre hongrois accuse les élites bruxelloises de manigancer l’érection d’un nouveau « socialisme européen ». Replacée dans son contexte – celui des héritiers symboliques de l’insurrection de 1956 –, plutôt qu’une droitisation de la troisième voie hongroise, cette déclaration constitue avant tout un manifeste souverainiste (l’insurrection en question n’ayant pas été déclenchée par une grogne patronale contre des droits syndicaux ou un code du travail, mais par le refus de la « souveraineté limitée » qui était alors en train de se mettre en place à l’issue des années de dictature bolchévique dure de la période 1948-1953).
Tout aussi percutantes, les autres déclarations de politique extérieure qui ont marqué ce discours n’avaient cependant pas autant le charme de la nouveauté. Dénonçant la politique russe de l’UE comme « primitive », le Premier ministre hongrois a appelé à lui substituer une politique « articulée », à la fois réaliste, prudente et conciliatrice. Tout en continuant à juger improbable et indésirable une intégration de l’Etat failli ukrainien aux structures occidentales, il a notamment laissé entrevoir l’idée d’un compromis historique entre l’OTAN et la Russie, aux termes duquel des garanties de sécurité spéciales seraient accordées à la Pologne et aux Etats baltes, en échange d’un assouplissement des sanctions permettant l’essor du commerce eurasien. Il appartiendra à l’avenir de nous dire dans quelle mesure cette approche, au demeurant fort sensée, reposait sur un réel espoir de solution, ou plutôt et avant tout sur la volonté de ménager la chèvre et le chou, en tenant compte et de l’importance toute particulière de l’axe Washington-Budapest-Moscou dans la politique étrangère du FIDESZ, et des constantes hésitations polonaises en la matière.
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Annonce officielle du début du Kulturkampf hongrois.
Abordant naturellement aussi (devant la plupart des télévisions hongroises et un parterre au moins pour moitié constitué de hongrois de Hongrie) les thèmes saillants de la politique interne hongroise, le Premier ministre hongrois, dans la parfaite continuité de cette prise de position à valeur avant tout internationale, a aussi pris position dans un débat qui agite, depuis sa victoire d’avril, les rangs du FIDESZ et de ses alliés : après déjà huit ans de pouvoir consacrés – non sans quelques résultats fort louables – à redresser les finances publiques et privées, l’économie et la démographie de la Hongrie, après les triomphes diplomatiques de la période 2015-2018, beaucoup, parmi les radicaux du FIDESZ, exigent désormais l’institution d’une véritable politique culturelle. Marchant dans les pas du regretté István Lovas, le journaliste Árpád Szakács et l’écrivain János Dénes Orbán, notamment, sont montés au créneau pour faire remarquer qu’une bonne partie des intellectuels et artistes auteurs de déclarations alarmistes (généralement fantaisistes) sur la « dictature » orbanienne sont grassement subventionnés par le régime actuel (comme par les précédents), et, tout en annonçant mois après mois leur imminent départ en exil, restent invariablement lovés dans leurs sinécures budapestoises, vivant plus que confortablement de l’argent public d’un régime censé – à les en croire (et la presse occidentale se fait un devoir de les croire) – « écraser la liberté d’expression ». Plus grave : conservant une véritable domination de caste au sein des institutions culturelles et académiques, ces « refuzniks subventionnés » on tendance à en exclure ceux de leurs collègues qui « ne pensent pas correctement » (et notamment… ceux qui soutiennent le FIDESZ !). Décrié par la presse libérale hongroise et internationale comme une tentative « d’épuration », cet appel au « Kulturkampf » est donc en réalité un appel au respect de la diversité culturelle – et aussi à celui des valeurs démocratiques, dans la mesure où la grande majorité de hongrois qui se reconnaissent dans la politique du FIDESZ ne se sentent vraisemblablement pas représentés par une élite culturelle libérale/postmoderniste qui, tout en vivant de leurs impôts, se prive rarement de les insulter.
Ce 28 juillet, prudemment, mais fermement, Viktor Orbán a pris position en faveur du Kulturkampf, donnant d’ailleurs aussitôt à ce dernier une dimension philosophico-culturelle qui dépasse la mesquinerie des débats sur l’allocation de titres budgétaires. Prodiguant à son auditoire fasciné une sorte d’introduction simplifiée au concept de « métapolitique » (le mot n’a pas été prononcé, mais l’intention y était), il a déclaré vouloir poser les bases d’une « nouvelle époque » pour la société hongroise ; or ce qui, nous dit-il, définit une époque, au-delà de la dimension strictement institutionnelle, c’est son mode de vie, sa sensibilité, ses goûts. On voit à quel point la doctrine du régime hongrois s’est éloignée des débuts reaganiens du FIDESZ, de l’époque où (d’une façon, au demeurant, un peu absurde dans un pays où, comme en France, la culture a toujours été une affaire d’Etat) il se pliait au dogme libéral édictant que la culture est un ensemble d’activités privées ne regardant en rien l’Etat. Même sur le plan institutionnel, l’héritage de cette époque est encore visible, par exemple dans le fait qu’encore aujourd’hui, la Hongrie n’a pas de ministère de la culture (quoique le secrétariat d’Etat compétent en la matière ait, dans une certaine mesure, des attributs ministériels).
Il est bien entendu trop tôt pour dire à quoi ressemblera concrètement ce Kulturkampf quand l’intention se traduira (si elle se traduit) dans les faits. Mais on ne peut que relever – de discours en discours – la cohérence de la pensée orbanienne : il y un an jour pour jour, en effet, ce même Viktor Orbán (dans un discours alors encore dominé par la question migratoire) faisait remarquer que la très ambitieuse politique familiale qu’il a mise en place depuis déjà plusieurs années se heurte potentiellement au plafond de verre des habitudes culturelles – et notamment des habitudes malthusiennes caractérisant beaucoup de femmes hongroises. Sans que le mot tabou de « féminisme » ne soit jamais prononcé, il était d’ores et déjà clair que le premier homme de Hongrie devenait (je serais tenté d’ajouter : enfin) conscient des conséquences socio-politiques de l’individualisme libéral, et de l’impossibilité de les combattre dans l’esprit d’un strict juridisme civique (c’est-à-dire uniquement par un durcissement des règles régissant l’avortement, etc.). C’est dans ce contexte que l’appel à « relever de ses fonctions la génération de 1968 » prend un sens stratégique profond, dépassant les inimités tactiques existantes entre Budapest et tel ou tel leader libéral-libertaire occidental du calibre d’Emmanuel Macron ou de Jean-Claude Juncker : à terme (un terme que Viktor Orbán a lui-même situé dans son discours à l’horizon 2030), la révolution nationale hongroise de 2010 et le « système de coopération nationale » (NER) érigé depuis lors par le FIDESZ n’auront gain de cause que s’ils parviennent à déboucher sur un véritable changement de paradigme culturel – ce qui n’est pour l’instant pas le cas.
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Contradictions transylvaines
Enfin, enracinée dans un contexte fort compliqué que même la plupart des commentateurs hongrois ne maîtrisent qu’imparfaitement, la dimension transylvaine du dernier discours de Tusványos sera probablement l’aspect de l’événement, soit le plus négligé, soit le plus distordu par l’écho médiatique – et ce, aussi parce que les rares analystes (essentiellement hongrois et roumain) dominant le sujet n’ont pas forcément intérêt à mettre le doigt dans la plaie.
En effet, le discours du Premier ministre hongrois a, selon la tradition, été précédé d’un discours introductif de l’évêque et homme politique hongrois-transylvain László Tőkés, figure de premier plan des événements de décembre 1989, et hôte de Viktor Orbán en sa qualité de figure charismatique du nationalisme hongrois en Transylvanie. En dépit de menues concessions, ce discours introductif est resté parfaitement fidèle aux topoï anti-communistes et irrédentistes qui définissent depuis le début non seulement le discours de l’homme politique László Tőkés, mais aussi l’idéologie (« résistante » et victimaire) d’une bonne part des élites hongroises transylvaines. Le discours et le positionnement diplomatique de Viktor Orbán par rapport à Bucarest ayant, quant à eux, énormément évolué au cours des dernières années (et notamment au cours de l’année écoulée), pour tout observateur un tant soit peu objectif, la juxtaposition des deux registres finissait par évoquer, volens nolens, un dialogue du passé et de l’avenir. Mentionnant à peine le V4, l’évêque est resté fidèle à son rôle de « militant des droits de l’homme », n’accordant, côté roumain, son estime qu’à une minuscule élite de figures libérales contestataires des années 1980 et 1990 (entre-temps pour la plupart récupérées par les régimes Băsescu et Johannis), et réussissant même à regretter qu’aient pris fin les participations « spontanées » de Traian Băsescu (entre temps revenu à un discours magyarophobe dur) au festival ! Quant à la trahison de Klaus Johannis (qui lui a personnellement retiré ses décorations roumaines, dans l’espoir d’aviver les tensions inter-ethniques et de saboter l’axe PSD-RMDSZ), au lieu d’y voir la conséquence logique de la dépendance dans laquelle se trouve la « droite roumaine » par rapport à un Etat profond contrôlé par l’Occident, il a préféré la mettre sur le compte d’une sorte de psychose de l’assimilation chez ce saxon de Transylvanie qui, tout en parlant assez mal roumain, ne rate jamais une occasion de se déclarer « roumain de cœur ».
Donnant apparemment raison à son hôte, Viktor Orbán a néanmoins repris ses thèmes dans une version fortement comprimée, et qualitativement si fortement altérée qu’il était difficile de se défendre de l’impression d’entendre un plaidoyer contradictoire. Dans le contexte des fêtes du centenaire de la grande Roumanie, actuellement en cours, il s’est contenté de rappeler – prêtant, en l’occurrence, sa voix au bon sens le plus élémentaire – que les Roumains ne pouvaient pas s’attendre à voir les Hongrois (indifféremment de leur citoyenneté) se réjouir à l’évocation du souvenir du Traité de Trianon, et a exprimé (sans nominaliser) le souhait de voir le système judiciaire roumain ne pas condamner d’innocents (sur place, tout le monde pensait alors très fort aux deux activistes sicules récemment embastillés – mais le propos pouvait aussi faire allusion à d’autres victimes hongroises des « croisades anti-corruption » de l’ère Kövesi). Aussitôt (et de façon prévisible) mis en exergue par la presse roumaine atlantiste (comme Hotnews, ancien appareil de propagande de feu le régime Băsescu), ces propos constituaient donc en réalité plutôt un appel au calme implicite après les débordements rhétoriques de László Tőkés.
Enfin et surtout, tandis que l’évêque calviniste de 66 ans parlait presque exclusivement d’un passé douloureux, sans réellement offrir de perspectives d’avenir, Viktor Orbán, de onze ans son cadet, a quant à lui consacré l’essentiel de son temps de parole (en matière régionale) à l’horizon Visegrad, seul capable de cicatriser les plaies dudit passé : intégration régionale (par l’énergie et les axes de communication) et diplomatie « d’Etat à Etat » (court-circuitant implicitement des élites transylvaines souvent atteinte d’inertie dans le confort moral que procurait, à l’époque du mondialisme fleurissant, le statut de minorité opprimée).
Pressentant probablement le potentiel conflictuel créé par cette divergence à la fois idéologique et générationnelle, ce fin tacticien qu’est Viktor Orbán a finalement choisi de se tirer d’affaire par une boutade, comparant à demi-mots sa relation de confiance avec Liviu Dragnea à un flirt semi-officiel, qu’il faudrait tenir secret pour ne pas exciter les ressentiments des parents et amis des deux partenaires. Quoique implicite, la comparaison est d’ailleurs substantiellement correcte : tandis que le camp du passé s’enfonce dans un irrédentisme qui, irréaliste par nature, peut difficilement être plus qu’une nostalgie à effets paralysants, stérilisants, le camp de l’avenir veut aller de l’avant, et sait qu’il sera difficile de construire une Europe centrale stable et prospère sans un bon fonctionnement du couple Bucarest-Budapest.
Cette édition du discours de Tusványos a donc été l’occasion d’assister à un véritable récital d’esquives et de buts improbables de ce Ronaldinho de la politique qu’est Viktor Orbán. Cent ans après l’effondrement de l’Autriche-Hongrie, en plein milieu de la Roumanie, il annonce (c’est le titre que ses propres services de presse ont retenu) que « les cent ans de l’isolement hongrois ont pris fin », réussissant ainsi simultanément à rester dans le ton assez irrédentiste du festival et à dérouler une politique de la main tendue en direction du pouvoir en place à Bucarest. Sommé de rentrer dans le rang par sa « famille politique » et les tièdes de son propre mouvement, il annonce sobrement le départ en retraite de l’eurocratie issue de mai 68. D’une Hongrie-enclave, coincée entre Pologne et Roumanie, il fait une Hongrie-carrefour, où chacun peut conserver son identité, mais où tous doivent passer pour ne pas rester en marge des nouveaux flux de l’énergie, du transport, mais aussi des idées et de la culture. Depuis longtemps reconnu comme un chef d’une envergure comparable à ces géants nationaux hongrois que furent Széchenyi, Kossuth ou Bethlen, le petit provincial de Felcsút, lentement mais sûrement, s’élève – dans un cadre, contre toute attente, démocratique – vers ces hauteurs mythiques de la résistance Kurucz où défilent les ombres colossales des princes Rákóczi.