Par Yann P. Caspar.
La Hongrie fait aujourd’hui l’objet de toutes les passions. On la condamne, on l’admire, on la déteste ou on l’envie. Bien souvent sans la connaître. La lecture du roman de Szilárd Borbély, La miséricorde des coeurs1, permet assurément d’aller au-delà d’une approche superficielle de ce pays, dont l’histoire longue et courte diffère tant de celles d’où les actuels jugements hâtifs arrivent.
Avant de choisir le suicide en 2014, Borbély avoua avoir fait oeuvre de réalisme pour l’écriture de ce roman dans lequel il fait parler un petit garçon, vivant dans un village situé à l’Est de la Hongrie, à la fin des années 60. Sa voix, retranscrite dans un style lapidaire et d’une simplicité enfantine, s’affirme au fil des pages comme étant le cri naïf et poétisant se fracassant toujours plus sur un mur cruel et sans concession. Frôlant un naturalisme des plus crus, les descriptions faites par cet enfant ne reculent devant rien ; elles montrent des scènes à la fois banales et minables, érotisantes et ignobles, courantes et eschatologiques, quotidiennes et nécessaires. Seule la flore se trouve épargnée dans cet enchaînement de chapitres courts et denses aux fins haut-le-cœur, qui font voyager le lecteur entre étonnements pervers et volonté de remettre la suite au lendemain.
Il faut pourtant aller au bout. La compréhension de la Hongrie de cette époque n’est pas gratuite. Il faut payer. Payer pour comprendre que, en Hongrie, la guerre — du moins, ses illustres associées que sont la faim, la faillite, la maladie, la brutalité — ne s’arrête pas tout à fait en 1945 ; que dans les campagnes reculées règnent encore, plus de vingt après la guerre, un chaos puant et des conditions matérielles abominables ; que la vie décrite par le narrateur n’est pas celle d’une population fuyant sous les bombes, mais bien le quotidien de simples villageois vivant dans un pays en paix, il y a tout juste cinquante ans.
Alors qu’à la même époque, en France par exemple, la capitalisme était régulé par une économie mixte dont les agents disposaient encore de ce nécessaire esprit de frugalité — modeste rempart anthropologique aux dérapages libéraux en tout genre —, beaucoup de villages hongrois étaient plongés dans un état d’indigence des plus affreux. Parler des Nincstelenek (« Les Dépossédés », traduction littérale du titre de ce roman) à des Hongrois ayant vécu cette période dans ce type de village revient d’ailleurs à récolter des refus gênés, des regards communicant un frisson ; la lecture de ce livre serait pour ces anciens insoutenable. Arrive alors ce qui fait l’opposition diamétrale entre l’Ouest et le centre-Est : l’après-guerre — qui s’éternisera en réalité jusqu’au printemps de Prague de 1968 — possède le même caractère traumatisant que la guerre elle-même. Chacun sera avisé de déceler les restes de cette particularité dans les sociétés post-communistes actuelles.
Fils d’un Juif renié et alcoolique et d’une Koulak envahissante et intraitable, le petit narrateur semble vouloir tout décrire pour mieux rêver à autre chose. Il nous offre de sentir ses moindres pas et de suivre ses regards les plus intrusifs pour voir l’évidence sur laquelle il ne sait encore mettre de mots : cet impitoyable jeu de chaise musicale — le singulier est tout aussi impitoyable — voyant la victoire des nobles pontes du Parti contre les Koulaks d’antan. Et, au milieu, une foule de gens qui ne comprend rien. Ni à Dieu, ni au Parti. Ils boivent, frappent, torturent et tuent ; se pignolent, avant et après. Seul le grand-père semble avoir un début de compréhension à ce nouvel ordre des choses en mettant magistralement un terme à une discussion sur d’éventuels jours meilleurs : « Camarade, mon cul ! ».
Encore plus puissant dans sa version originale — l’eau de source selon Tolstoï, alors que la traduction n’est que bouillie —, ce roman est impératif pour comprendre la Hongrie dans sa dimension ethnographique, historique et politique.
1Szilárd Borbély, La miséricorde des coeurs, trad. du hongrois par Ágnes Járfás, Christian Bourgois éditeur, 2015, 334 pages