Par Yann P. Caspar.
Tout comme dans le domaine politique, le XXème siècle aura connu son lot d’impasses littéraires. Rien de surprenant si l’on admet qu’il n’y a en réalité guère que trois gigantesques moments littéraires : le moment grec, le moment shakespearien et le roman russe — ce dernier fixant magistralement les limites de la forme romanesque sur à peine soixante années (des débuts de Gogol à la fin de Tolstoï), au rythme effréné de quasiment un chef d’oeuvre l’an. (Si chaque grand pays comporte par ailleurs ses notables moments de littérature, c’est toujours en deçà de l’exemple russe ; le sublime roman français du XIXème est resté coincé dans le séculier, dans son refus du Ciel et de l’Enfer, dans sa tambouille socio-politique, dans ce qui fait l’ironique beauté du génie français : la révolution sans toucher à la volupté des salons.)
S’essayer à l’écriture après ces trois apothéoses revient presque toujours à se couvrir de ridicule. En France, par deux entreprises — diamétralement opposées — de dynamitage de la langue, Proust et Céline sont bien les seuls à avoir atteints depuis quelques nobles sommets. A sa façon, Danilo Kiš (1935-1989), fils d’un Juif hongrois et d’une Monténégrine orthodoxe, a su relever le défi par son oeuvre visant un idéal encyclopédique, dont son Encyclopédie des morts1 est la pièce la plus aboutie. Refusant l’appellation d’écrivain dissident ou d’écrivain juif pour se qualifier d’écrivain bâtard venu de nulle part, si ce n’est d’Europe centrale (« si cela veut dire quelque chose »), il est un des rares dans cette région à avoir nourri avec succès l’ambition de redéfinir de nouvelles bases à l’écriture romanesque.
Son Encyclopédie consiste en neuf nouvelles mises bout à bout, non pas à la manière d’un recueil, mais d’un tout trouvant son unité par l’imbrication des styles, genres et registres employés — ingénierie littéraire rendue possible par la récurrence du seul thème pouvant échapper au mensonge : la mort.
Portant presque la casquette du détective lorsqu’il se lance sur les traces de la genèse des Protocoles des Sages de Sion, oscillant entre Thanatos et Hypnos quand il jette le doute sur le légende des Sept Dormants, jubilatoire à l’évocation de l’enterrement de la putain à marins Mariette, battant Borges à platte couture quand il donne sa version de la Bibliothèque universelle, feignant de tirer son chapeau au jeune comte Esterhazy sur l’échafaud, énigmatique devant la vanité d’un maître à l’égard de son disciple sans talent, pathétique quand il met en lettre l’amour inconditionnelle d’une muse pour un écrivain disparu, mettant la mort dans le miroir d’une petite fillette comme sur le visage de ceux qui répandent la parole du Nazaréen quelques années après la résurrection de celui-ci, Danilo Kiš signe une oeuvre totale. Totale, car, des plus dignes aux plus abjectes, elle épouse tous les ressorts de la vie humaine. Totale, en ce que l’érudition de l’auteur vient stimuler, non pas son organe, mais une imagination débordante. Totale, car elle ne recule pas devant le tabou ou le mauvais gout. Totale, car elle puise sa force dans ce qui fait très vite décarrer les écrivains endimanchés. Totale, car elle montre que „la véritable inspiratrice, c’est la mort” (Céline).
Bien qu’ayant rédigé le plus important de son oeuvre en France, Danilo Kiš n’a jamais pu se défaire de tout ce qui fait à la fois empester et briller le centre-européen. Il n’y a qu’un homme « assis sur le bord de l’univers » (Attila József) pour faire prendre une création littéraire polyphonique par ce thème rebutant qu’est la mort. Le centre-européen, cette boule pathologique suintant de douleurs, cet être mélancolique dans toute ses fibres, ce jouet des puissants qui ne sait qu’accepter son statut inférieur que par la vénération de ses morts, peut se frotter à ce thème sans risquer l’évanouissement. Danilo Kiš en fait indéniablement partie. Certes, leur sentiment d’infériorité ne leur permettra jamais de réécrire l’Évangile, alors que Dostoïevski y est presque parvenu. Mais leur modestie et leur méfiance devant les grandes modes superficielles — Kiš avait parfaitement cerné celle de son temps : la « sartrose » — débouchent sur de considérables fulgurances littéraires en les astreignant monacalement à l’essentiel.
À l’époque de la littérature selfie, du roman mal bâti, de la rime bancale et stérile, de l’anglicisme cancérigène, du livre d’homme politique — et de la femme politique bien sûr, parité dans la médiocrité oblige — et de l’onanisme compulsif, crier dans les bois devient salvateur : « Au secours, Danilo ! »
1 Danilo Kiš, Encyclopédie des morts, traduction française de Pascale Delpech, Gallimard, 1985