Par Yann P. Caspar.
Donner pour titre ce mot de l’immense et écrasant Schopenhauer à une évocation éclaire de l’Histoire d’une solitude1 (1956) devrait déjà suffire à distribuer son excellente note à ce roman de Milán Füst (1888-1967). Bien plus courte et moins rabelaisienne que sa célèbre Histoire de ma femme (1942), sa Solitude ne semble déployer sa trame — expéditive et parfois tortueuse — que pour rendre plus limpide la disposition de l’auteur, enfin prêt et mûr, pour une ultime confession.
Le narrateur, Vendel Probst, est un jeune historien de l’art spécialiste du Caravage, né d’un père absent à la légèreté si typiquement hongroise et d’une mère étouffante aux manières sèchement allemandes. Écrasé par cette mère lui rappelant à chaque instant sa médiocre existence de chercheur austère et solitaire, Vendel mettra irrémédiablement un terme à sa petite vie morne et studieuse à la vue furtive d’un petit bijou de femme, Erzsi — une « poupée de porcelaine » aussi bien génie de l’escroquerie et de l’espionnage que salope lumineuse et sauveuse au cœur généreux.
Milán Füst réussit un tour dont seuls les plus grands détiennent le secret. Nous peignant, certes, les passions de Vendel, il pousse aussi son lecteur à s’éprendre de l’énigmatique Erzsi ; il l’envoûte pour atteindre l’objectif ironique et secret de tout écrivain : faire magistralement tomber le livre des mains du lecteur brûlant de se mettre ad nutum en quête de ce qui pour les cœurs secs n’existent pas, les personnages fictifs. Ce qui change la fiction en réel — et corollairement permet de supporter la dureté du réel en la traitant de vulgaire fiction —, voilà peut-être ce qui distingue les grands romans de l’interminable flot de petits livres fétides.
S’il ridiculise copieusement l’aristocratie hongroise déjà finissante au tournant du siècle (le Századforduló), l’auteur effleure à peine la question des mouvements pacifistes et socialistes, auxquels Vendel participe timidement, de la Première Guerre. Füst n’a en réalité qu’un seul thème, qu’il décline sous la forme d’un dilemme éternel : la solitude ou le commerce avec les hommes. Sa réponse, celle de Vendel : « La solitude est mon destin, l’imagination ma voie […] Je me sentais bien mieux quand je l’imaginais que quand étais assis dans son bureau ».
Alors qu’Erzsi ne cesse de disparaître, Vendel ne trouve que ce remède pour calmer son état le confinant occasionnellement au délire hallucinatoire. Il semble n’avoir que ce baume pour soulager ses contusions provoquées par l’oppression qu’exerce sur lui sa mère et Erzsi. Seul avec Caravage — il s’en détournera pour plus tard préférer Del Piombo —, il n’atteint la béatitude que lorsqu’il imagine Erzsi. La présence de cette dernière est déjà trop ; elle débouche inexorablement sur la déception, la discorde et, bien sûr, la rupture définitive. Dans un passage à la beauté sensuelle impeccable, Erzsi quitte sournoisement et définitivement Vendel, qui, pour se consoler, pensera trouver un substitut à son amour perdu dans un petit cabot nommé Péter, révélant par la même la pertinence de Füst sur le rapport des hommes aux animaux. Péter finira dans un cabaret pour chiens — endroit où Vendel se convaincra à jamais que son amour pour sa fuyarde ne peut être libérateur que s’il est imaginé.
L’Histoire d’une solitude rappelle avec brio le caractère à la fois inévitable et périlleux de l’amour. Aussi se livre-t-elle à nous comme un véritable mode d’emploi de ce merveilleux poison ; elle nous enseigne l’art du dosage ; évacuant toute possibilité d’antidote, elle nous propose simplement l’imagination pour couper abondamment cette glaçante et fatale ciguë. Füst nous fait comprendre qu’il est plus habile de voir plutôt que de consommer. Qu’il faut observer avant de dégoupiller, sentir avant de brandir, penser avant de panser. Qu’il faut d’abord et avant tout être cruellement seul pour se jeter fièrement dans le précipice. Bronze ton coeur avant qu’il ne se brise !
Milán Füst est le plus sérieux fils prosateur hongrois d’Arthur Schopenhauer, dont les vérités éternelles peuvent être senties à chaque recoin de ce roman : « L’amour accapare sans cesse la moitié des forces et des pensées de la partie la plus jeune de l’humanité ; but final de presque tous les efforts des hommes, il exerce dans toutes les affaires importantes une déplorable influence : à toute heure il vient interrompre les occupations les plus sérieuses ; parfois il trouble pour quelque temps les têtes les plus hautes ; il ne craint pas d’intervenir en perturbateur, avec tout son bagage, dans les délibérations des hommes d’Etats et les recherches des savants ; il s’entend à glisser ses billets doux et ses boucles de cheveux dans le portefeuille d’un ministre ou dans un manuscrit philosophique ; il fait naître tous les jours les querelles les plus inextricables et les plus funestes, brise les relations les plus précieuses, rompt les liens les plus solides ; il exige le sacrifice parfois de la vie et de la santé, parfois de la richesse, du rang et du bonheur ; d’un homme honnête il peut faire un coquin sans conscience ; d’un homme jusqu’alors fidèle, un traître ; partout, en un mot, il nous apparaît comme un démon ennemi qui s’efforce de tout intervertir, de tout troubler, de tout bouleverser. » Omnia vincit amor !
1 L’Histoire d’une solitude, Milán Füst, éd. Cambourakis, Paris, 2007