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Jancsó et 1848, ou l’art de jouer avec le faux

Temps de lecture : 4 minutes

Par Yann P. Caspar.

Les Sans-espoir, réalisé en 1965 par Miklós Jancsó, amorce la reconnaissance internationale du cinéma hongrois. Jamais un film hongrois n’aura tant suscité l’assentiment des critiques, qui émanaient d’univers idéologiques et esthétiques tant divergents que qualifier cette œuvre de bijou cinématographique tomberait presque sous le sens.

Encore aujourd’hui, le public français est très friand du legs de Jancsó. Pour ce qui est des Sans-espoir, les plus cinéphiles soulignent la haute maîtrise technique du cinéaste hongrois, son immense talent pour filmer l’enfermement et la caducité instantanée d’une quelconque tentative d’évasion — jouant pour cela habilement des paysages sans horizon de la puszta hongroise —, sa capacité à épurer totalement les dialogues tout en les faisant prendre le dessus sur l’image, son refus des émotions forçant le spectateur à se délester des siennes en épousant les mouvements d’une caméra manipulatrice, sa précision sans faille, son exactitude toute scientifique. En bref : sa hantise de se voir laisser la moindre broutille au hasard, attestée par les témoignages décrivant un Jancsó tyrannique et hurlant comme un putois sur le tournage du film.

Tout cela est juste. L’apport technique de Miklós Jancsó doit sans cesse être rappelé, compris et expliqué. Son art est celui d’un réalisateur tout aussi ingénieux que quasi-ingénieur. Mais cela reste encore trop court.

Peut-être Jancsó est-il encore plus unique et intéressant quand on se penche sur son rapport à l’histoire. Les Sans-espoir est un film historique. Il montre la traque des partisans de Sándor Rózsa vingt ans après la révolte de 1848, c’est-dire très peu de temps après le compromis austro-hongrois de 1867, par un pouvoir sans pitié. La répression contre les fidèles de Rózsa, enfermés dans un fortin de la plaine hongroise, est menée par un obligé du roi, Gedeon Ráday. Ce dernier, personnage ayant réellement existé, n’apparaît pas dans le film. Il n’a d’ailleurs historiquement pas rempli le rôle que Jancsó lui donne dans le film.

Il est un aspect des Sans-espoir ayant donné des centaines de pages de commentaires en Hongrie et presque inconnu à l’étranger : la liberté volontaire prise par Jancsó avec les faits historiques. Si les Hongrois qualifient Les Sans-espoir de film pseudo-historique (Áltörténelmi film), c’est parce l’œuvre en question est émaillée d’anachronismes et va à rebours de ce qui s’est réellement passé entre Vienne et Pest après l’échec de 1848. Interrogé sur ce point, Jancsó s’est toujours payé d’un sourire malicieux, narguant ses intervieweurs, un peu avec le même élan provocateur l’ayant toujours conduit à vouloir diriger ses spectateurs.

Quels sont donc les ressorts du plus beau faux historique du cinéma hongrois ?

Quels qu’ils soient, ils sont en tout cas d’une puissance insoupçonnée. Car si ce film et ses décors au vide si typiquement magyars sont en mesure d’évoquer quelque chose pour tout Hongrois, il aura aussi réussi à emporter l’adhésion de critiques norvégiens, américains, soviétiques ou encore japonais, c’est-à-dire d’individus ignorant potentiellement tout de l’histoire d’une petite nation d’Europe centrale.

Chaque paroisse politique d’alors en avait par ailleurs été satisfaite. D’aucuns avaient noté le parallèle entre la répression de 1848 et celle du 1956 hongrois, encore tout frais. Les marxistes, eux, s’extasiaient devant le parti pris de Jancsó pour la théorie de la lutte des classes dans son interprétation de 1848 – ce que, il est vrai, la voix-off et l’aspect documentaire du film ont tendance à corroborer. D’autres y voient un grand film patriotique, sentant leur gorge se serrer au moment où les hors-la-loi entonnent la mélodie de Kossuth, à la toute fin du film, avant que le piège ne se referme sur eux. Certains déroulent une abstraction mathématique pour expliquer que, depuis qu’il existe, le pouvoir use de mécanismes d’oppression fondamentalement inchangés. Certains, souvent des Hongrois à la fierté taquine, lancent qu’Hitchcock est battu, Les Sans-espoir étant un film à suspens brillamment construit.

La renommée internationale de Miklós Jancsó tient donc aussi à son choix délibéré de falsifier l’histoire. Les hommes chargés de réprimer les révoltés de Jancsó appartenaient à une force armée qui n’exista en Hongrie qu’entre 1881 et 1945. Ces révoltés n’ont d’ailleurs pas été réprimés de si nombreuses années après 1848 et certainement pas en usant d’un fortin – inspiré de celui de Szeged qui avait une autre fonctionnalité – pour les parquer. Ráday fut en son temps chargé d’une mission bien plus policière que politique. Le rôle de Sándor Rózsa est lui aussi pipé dans le film. Le légendaire betyár et ses hommes furent en réalité déjà écartés avant la fin de la lutte pour la libération nationale en 1849. Encore plus qu’un film pseudo-historique, Les Sans-espoir est une fiction historique.

Jancsó utilise son ingénierie esthético-dramatique pour montrer le faux se transformer en vrai. Car, dans Les Sans-espoir, film aux lignes et aux dialogues à la pureté absolue, l’impureté morale frappe tous les personnages. Alors que le pouvoir use de toutes les plus sournoises machinations pour venir à bout de son projet, tous les accusés rivalisent en matière de trahison et se lancent dans une véritable course à l’échalote consistant à désigner le plus coupable d’entre eux. Seul peut-être un, Veszelka (Zoltán Latinovics), échappe à cette règle et choisit, en lieu et place de la trahison, une échappatoire hongroise éculée : le suicide.

Là se trouve la clé de Jancsó : mettre le faux au service du vrai. Se laisser absorber par Les Sans-espoir, c’est comprendre qu’une nation n’a guère besoin de ses oppresseurs extérieurs pour courir à sa perte. Les membres de cette nation s’en chargent très bien eux-mêmes. Un détail résume parfaitement cette vérité que veut exprimer Jancsó. Les juges disposant du sort des hors-la-loi sont au moins au nombre de huit. Or, nous savons que Jancsó, encore très peu de temps avant le tournage, avait pour projet de n’en faire figurer que sept. Sept est le nombre le plus chargé de sens pour les Hongrois : il fait à la fois référence aux sept chefs de tribus magyares, mais aussi aux sept péchés capitaux et aux sept méchants.

D’une précision microchirugicale dans Les Sans-espoir, Jancsó a aussi toujours su semer habilement le trouble. Un exemple parmi tant d’autres : lorsqu’on saluait son patriotisme, il provoquait son auditoire en épiloguant sur les liens de sa famille avec le nationalisme roumain. C’est le privilège des érudits continuellement et compulsivement attachés à livrer un travail méticuleux. Jouer avec le faux pour faire jaillir un vrai indicible – jouer avec le feu.

Titre : Les Sans-espoir

Titre original : Szegénylegények

Réalisation : Miklós Jancsó

Scénario : Gyula Hernádi

Pays d’origine : Hongrie

Format : Noir et blanc – 2,35:1- Mono – 35 mm

Genre : Drame

Durée : 90 minutes

Date de sortie : 1966