Par Raoul Weiss.
Roumanie – Jeudi 10 octobre, à Bucarest, le gouvernement social-démocrate (PSD) est tombé, après le vote d’une motion de censure par l’opposition libérale (guidée – en surface – par le président Johannis) et ses alliés au Parlement. Épisode insignifiant de l’érosion étatique roumaine, ce non-évènement est néanmoins susceptible d’interprétations diverses – qui nous donnent l’occasion de dresser un état des lieux à quelques jours des présidentielles imminentes.
Pour expliquer la chute du gouvernement de Viorica Dăncilă, la presse mainstream occidentale (Le Monde en tête) a proposé une narration passablement incohérente, qui fait notamment l’impasse sur les cinq mois écoulés entre le revers essuyé par le PSD au Européennes (suivi de la liquidation politique et sociale de Liviu Dragnea) et cette chute du gouvernement Dăncilă. La perte (le 26 août dernier) du partenaire de coalition ALDE (souverainiste de centre-droite en dépit de son nom) et du soutien hors-coalition du parti hongrois UDMR (poussé dans les cordes par un crescendo de provocations magyarophobes organisé par l’État profond) étaient en effet de facto actée dès la chute de Liviu Dragnea. Et nous avons déjà évoqué l’agenouillement presque parfait, depuis lors, du PSD devant l’État profond. À un mois des présidentielles, la présence de la marionnette Dăncilă à la tête du gouvernement n’était donc pas de nature à déranger, ni l’État profond, ni surtout le président Klaus Johannis, candidat à sa propre réélection ; ce dernier, en dépit des vastes prérogatives que lui accorde la constitution (et qu’il a d’ailleurs souvent outrepassées pour saboter le souverainisme balbutiant de l’époque Dragnea), s’est en effet longtemps plu à se présenter comme une sorte de chef de l’opposition (là encore au mépris de la constitution), et ne pouvait que se réjouir de voir le gouvernement-fantoche du PSD assumer la responsabilité formelle des pertes de souveraineté (notamment en matière gazière) qui se sont multipliées dès le lendemain de l’emprisonnement de Liviu Dragnea.
Et encore ces corrections à la propagande occidentale restent-elles circonscrites par la narration fictionnelle intitulée « politique interne roumaine ». Mais cette dernière n’est en général, depuis au moins une quinzaine d’années, qu’un village Potemkine érigé sur les artères de Bucarest pour le passage en grande pompe de décisions stratégiques systématiquement prises en-dehors de ce pays non-souverain, dont les citoyens/électeurs ne peuvent élire que des marionnettes soumises au chantage de l’État-Securitate, lui-même inféodé aux intérêts occidentaux. Or, dans cette perspective comme dans la précédente, le départ de Viorica Dăncilă, figure falote et punching-ball idéal, ne sert pas les intérêts de Klaus Johannis. Ce dernier – comme sa récente visite à Washington nous l’a rappelé – est en effet notoirement contrôlé par la partie du Service Roumain d’Information directement inféodée aux États-Unis ; or, de ce point de vue, en dépit des joutes rhétoriques, le PSD, avant comme après la chute de Liviu Dragnea, constitue plutôt un allié atlantiste qu’un adversaire – à la différence du sous-marin local de Renew Europe : l’USR du tandem Barna/Cioloş, notoirement lié aux intérêts euro-germaniques (et plus directement à la France).
À rebours de la narration mainstream, il n’est donc pas exclu que Johannis et son Parti National Libéral aient voulu rendre service à leur pseudo-adversaire social-démocrate en l’écartant du gouvernement. Du point de vue du PSD, en effet, l’enjeu à moyen terme n’est pas la survie de l’inutile Viorica Dăncilă (dont la candidature présidentielle a tout d’un leurre), mais la survie du parti lui-même. D’une part, parce que la « droite » roumaine (au demeurant sociétalement gauchiste) a besoin de l’épouvantail PSD comme nos poumons d’oxygène, pour, à défaut de vision et de programme, maintenir à flot sa rhétorique « anti-communiste » (au demeurant ridicule, étant donné le caractère populiste-centriste assumé depuis longtemps par le PSD). D’autre part, et surtout, parce que l’effondrement du PSD ne profitera que très brièvement au PNL, lequel, en tant que last man standing du groupe des partis anciens (« partis du XXe siècle ») pourra brièvement bénéficier d’une rente de situation ; mais ce n’est pas lui qui absorbera le potentiel électoral ainsi libéré : la frange centriste de l’actuel électorat PSD se reportera (si ce n’est déjà fait) vers l’USR, tandis que ceux qui prennent encore vaguement au sérieux (en dépit de son évidage sémantique) l’épithète « socialiste » se dirigeront probablement vers la start-up Pro Romania de l’increvable Victor Ponta, rival de Dacian Cioloş dans la course à l’incarnation roumaine du macronisme. En d’autres termes : sans quitter une seconde le bercail de l’État profond, la classe politique risque dans ce cas une recomposition de nature à la rapprocher de l’euro-bloc en cours de formation – laquelle, compte tenu de la situation géopolitique et géoéconomique du pays, serait certes préférable à son assujettissement atlantique actuel, mais risque de rendre superflue, voire gênante, la présence de Klaus Johannis, qui, de post-Saakachvili des rives de la Dâmboviţa, risque alors de devenir le Plahotniuc des Carpates.
L’État profond sous contrôle atlantique aurait donc plutôt intérêt à maintenir le PSD sous respiration artificielle – d’autant plus que, même abstraction faite des divers chantages personnels, l’État-PNL en voie de constitution sous la probable seconde présidence Johannis ne manque pas d’arguments pour discipliner ledit PSD. Il agite en effet, d’ores et déjà, le spectre d’une réforme des élections municipales (passant de un à deux tours), qui pourrait lui faire perdre l’assise territoriale (notamment rurale) qui le distingue encore, pour l’instant, des autres formations du pays.
S’il est donc impossible d’affirmer positivement que le PNL a fait chuter le gouvernement Dăncilă à son corps défendant, il est tout aussi clair qu’il n’avait pas grand intérêt à le faire, à un mois d’élections présidentielles que le PSD va perdre, et qui auraient fourni un prétexte bien plus « démocratique » à la mise en retraite anticipée, si bien méritée, de Viorica Dăncilă. Même le contrôle du Ministère de l’intérieur, réputé stratégique en période électorale, justifie mal son geste, dans la mesure où diverses bizarreries du scrutin européen de mai, jointes aux événements non moins bizarres de la vallée de l’Uz et à diverses révélations concernant le ministre Carmen Dan, suggèrent clairement que ce ministère (et notamment son service en charge du décompte des voix : le STS), bien que formellement subordonné au gouvernement PSD-ALDE, n’a en réalité jamais échappé au contrôle de l’État profond.
C’est donc, comme d’habitude, plutôt en-dehors de Roumanie qu’il faut chercher les raisons de cet épisode. Plus exactement à Bruxelles, où la formation de la nouvelle Commission – désormais largement considérée internationalement de facto comme un gouvernement européen – donne lieu, en coulisse, à des bras de fer sans concessions. Comme ce sont les gouvernements qui proposent les commissaires, une fois la candidate du PSD Rovana Plumb déboutée par le PE, cette dernière ne pouvait, comme son camarade d’infortune hongrois László Trócsányi, qu’être remplacée par un autre candidat issu du même parti (en l’occurrence : le philatéliste Dan Nica) ; l’opinion publique, aussi bien roumaine qu’internationale – en proie à l’illusion que la Roumanie serait un État de droit démocratique – aurait en effet mal compris que Viorica Dăncilă nomme un commissaire issu des partis d’opposition (ce à quoi cette dernière, à titre personnel, aurait pourtant été – soyons-en sûrs – parfaitement disposée). Or la candidature de Rovana Plumb n’était pas pour déplaire au V4, comme on pouvait le déduire des propos étonnamment élogieux tenus cet été à Tusnádfürdő par le Premier ministre hongrois – en pleine crise interethnique en Siculie ! – sur son homologue (quoique pas vraiment égale) Dăncilă.
Quant aux espoirs de renouvellement de la scène politique roumaine en-dehors de ce champ central de l’opportunisme comprador, ils sont des plus modestes.
À droite, un groupe d’intellectuels orthodoxes (quoique réconciliés avec le néo-protestantisme en plein Drang nach Osten et avec les réseaux de la droite chrétienne américaine), incluant notamment le grand philologue Adrian Papahagi et le philosophe au nom illustre Théodore Paleolog, produisent un discours conservateur, cohérent à l’interne, mais en contradiction diamétrale avec leurs prises de position géopolitiques (euro-atlantistes – ces derniers n’ayant peut-être pas encore remarqué que l’euro-atlantisme est mort) ; surtout, le fait que Paleolog se présente aux présidentielles (candidature plus symbolique qu’autre chose) sous les couleur du Mouvement Populaire de Traian Băsescu (dont le passé sécuriste est désormais officiellement connu) rend leurs slogans anticommunistes passablement ridicules, et montre que le seul moyen qui leur reste pour contester l’hégémonie des candidats de l’État profond actuel est d’accepter une alliance fort douteuse avec les représentants de l’État profond d’hier. En effet, ces intellectuels moralement impeccables et d’une culture fort respectable, formés en Occident et revenus en Roumanie dans le courant des années 2000, parlent certes l’anglais et le français mieux que beaucoup d’anglophones et de francophones natifs, mais leur roumain (pourtant lui aussi très académique) est devenu inaudible pour des masses triturées entre temps par une émigration bien moins universitaire, un consumérisme sordide et l’effondrement de la culture et de la spiritualité populaires.
À gauche, enfin, d’autres intellectuels d’une tenue comparable (comme Alexandru Mamina, proche du minuscule Parti Socialiste Roumain, ou le jeune et brillant député Adrian Dohotaru, issu de la société civile) reproduisent, en miroir, la cécité politique du groupe Paleolog-Papahagi : subordonnant les questions de souveraineté à un « agenda social » devenu largement fantasmagorique (puisque la réponse de la société roumaine à ses problèmes de bien-être n’est pas l’État-providence, mais l’émigration), ils reprochent au PSD de se transformer en représentation syndicale (au demeurant de moins en moins efficace) des retraités et des fonctionnaires (c’est-à-dire de ceux qui ne peuvent pas émigrer), sans jamais réussir à s’opposer à la mise sous influence des institutions par les multinationales occidentales (qui est le prix que la société roumaine paie en échange de la sacro-sainte liberté « de circulation » – comprendre : d’émigration). Comme on le voit, autant reprocher au PSD d’être représentatif de la société roumaine, c’est-à-dire d’une population en voie de renoncement à sa représentation étatique.
Enfin, un petit nombre d’intellectuels, de publicistes et d’activistes plus conscients des enjeux de leur époque, et du fait que seule une union des deux forces précitées serait en mesure de contester l’État-Securitate, ont plaidé pour une réconciliation politique et ethnique interne et un souverainisme non-isolationniste permettant à la Roumanie de s’intégrer à une Europe rééquilibrée, laissant suffisamment de marge de manœuvre aux États nationaux pour tempérer la rapacité du grand capital international et s’opposer à son ingénierie sociale (notamment migratoire, mais aussi biopolitique). Ayant apporté un soutien conditionnel, mais réel à la politique de Liviu Dragnea jusqu’à sa chute, ils font l’objet d’une sollicitude toute spéciale de l’État profond roumain – à commencer par le soussigné, expulsé du pays il y a un an en vertu d’accusations controuvées et tenues secrètes. Plusieurs d’entre eux (dont le publiciste Béla Ambrus et le soussigné) ayant pris le parti d’un rapprochement avec le V4, ils ont rapidement perdu (ou jamais obtenu) le soutien des milieux d’affaires idéologiquement proches de la « ligne Dragnea », trop sensibles au « chantage à la Transylvanie » traditionnellement réservé par la Securitate à tous ceux qui s’éloignent de l’option isolationniste.
En marge de ce groupe, on trouve l’avocat George Piperea, ennemi numéro du lobby bancaire roumain et de l’indéboulonnable chef de la (très mal nommée) Banque Nationale Roumaine – dont l’activisme est néanmoins restreint aux domaines judiciaire et médiatique (ce qui est sans doute préférable, compte tenu du sort réservé aux tentatives d’existence politique des trois groupes susmentionnés).
On a donc assez peu de raisons d’espérer voir la Roumanie échapper à court ou moyen terme à son statut actuel de facto de territoire supportant une fiction étatique.