Pologne – L’enjeu majeur des décisions prises entre le 13 et le 15 juillet par la Cour de Justice de l’UE et par le Tribunal constitutionnel polonais n’échappe à personne en Pologne. Hors de Pologne, de trop rares médias remarquent que ce conflit de compétences concerne en réalité tous les Européens.
C’est ainsi que le commentateur du journal allemand Tagesspiegel estime que ces « trois jours de juillet ont secoué l’Europe jusque dans ses fondements » : « Dans la partie occidentale de l’UE, la rage refoulée contre la Pologne – et la Hongrie – risque d’éclater. On ne peut pas les mettre à la porte ? L’élargissement à l’Est n’avait pas pour but de ruiner notre communauté de valeurs ! À l’Est, en revanche, de nombreux citoyens éprouveront de la satisfaction.
Il est grand temps que quelqu’un montre aux moralistes envahissants de Bruxelles où se trouvent les limites de leur contrôle et insiste sur le respect de la répartition des compétences prévue par le traité,
à savoir ce qui relève des États membres et ce qui relève de l’UE. Secrètement, certains citoyens occidentaux peuvent également être satisfaits. »
En effet, rappelle l’auteur allemand, « La source de la légitimité politique et juridique de l’UE est constituée par les États nations. Ce que l’UE est autorisée à faire est basé sur ce que les États membres lui ont délégué dans les traités européens. L’organisation de la justice n’en fait pas partie, pas plus que la détermination de ce qui est enseigné par l’éducation sexuelle et de ce que les parents ont à dire à ce sujet. Si l’UE fait valoir qu’elle n’a pas de compétence directe, mais qu’elle peut tirer son ingérence du fait qu’elle doit faire respecter les valeurs européennes telles que la démocratie, l’état de droit et l’égalité de traitement, elle patine sur une fine couche de glace. » Et le commentateur de rappeler que la Cour constitutionnelle allemande a elle aussi rejeté l’année dernière l’idée d’une primauté automatique du droit européen qui s’appliquerait jusque dans les domaines relevant des compétences nationales.
Cette réaction rejoint l’analyse en Pologne du président de l’Institut Ordo Iuris Jerzy Kwaśniewski pour qui « le litige porte sur la question de savoir si l’UE peut étendre à sa guise ses compétences sans aucun contrôle des États membres, jusqu’à devenir une fédération ou un super-État européen, qui aurait le pouvoir d’écraser toute résistance des parlements, gouvernements et tribunaux nationaux.
Et nous ne parlons pas seulement d’ingérence illégale de l’Union dans notre système judiciaire. Nous parlons également du droit de la famille, qui est explicitement exclu de la compétence de l’Union par les Traités.
Pourtant, dans l’affaire COMAN, la CJUE a ordonné à la Roumanie de reconnaître les unions et les adoptions pour les personnes de même sexe. Nous parlons aussi ici des récentes menaces et annonces de la Commission visant à forcer les États membres à mettre en œuvre des instruments en matière d’idéologie du genre. Enfin, nous parlons de questions aussi terre à terre mais cruciales que la dette massive de l’UE et le mécanisme de conditionnalité, qui permettrait de refuser l’accès aux fonds de l’UE sur la base de critères peu clairs et arbitraires, précisément par le biais du droit dérivé. La dispute porte sur ce que doit être l’Union européenne et ce que doit être la Pologne. »
Et ce qui vaut pour la Pologne vaut bien sûr aussi pour les 26 autres États-nations qui constituent l’Union européenne.
Mais même en Pologne, les réactions à ce conflit de compétences entre la Cour de Justice de l’UE et le Tribunal constitutionnel polonais dépendent en fait majoritairement du camp dans lequel se situent les commentateurs : dans la majorité de centre-droit ou dans l’opposition de droite conservatrice ou nationaliste, d’une part, ou bien dans l’opposition du centre libéral ou de gauche, d’autre part.
Pour le ministre de la Justice Zbigniew Ziobro, la décision rendue par le Tribunal constitutionnel polonais protège « l’ordre constitutionnel polonais contre une ingérence illégale, une usurpation et une agression juridique de la part des institutions de l’UE ».
Pour Ziobro, si on admet que la Cour de Justice de l’UE peut suspendre les tribunaux polonais, elle pourra tout aussi bien à l’avenir suspendre le Président de la République ou le Parlement.
Quant au premier ministre Mateusz Morawiecki, il ne cache pas sa frustration face au traitement réservé à la Pologne par la Commission européenne et la CJUE : « Je ne peux pas accepter l’idée que la Pologne soit traitée différemment ou, pire encore, qu’elle soit discriminée par rapport à des situations juridiques très similaires en Allemagne ou en Espagne ». Par ailleurs, a précisé Morawiecki, « Nulle part dans les traités le pouvoir de réformer le système judiciaire n’a été délégué par les États membres ».
Un « Polexit juridique » ?
Celui qui était Défenseur des droits jusqu’au 15 juillet, Adam Bodnar, est d’un avis différent : « Nous sommes encore en cours de ce processus de Polexit juridique, qui se déroule étape par étape. Il reste à voir où cela nous mènera, ou si nous finirons par nous rendre compte de la route sur laquelle nous sommes engagés, car les Britanniques, eux aussi, ne savaient peut-être pas comment tout cela finirait ».
Tomasz Grodzki, le maréchal (président) du Sénat qui appartient à la Plateforme civique (PO), remet en cause la légitimité du Tribunal constitutionnel polonais et estime qu’en ratifiant le Traité de Lisbonne, la Pologne s’est engagée à respecter les décisions de la CJUE, quelles qu’elles soient.
Donald Tusk, ancien président du Conseil européen et actuel président du Parti populaire européen et président par interim de la PO, de centre-gauche, considère que
« Ce n’est pas la Pologne, mais Kaczyński et son parti qui quittent l’UE. Et il n’y a que nous, les Polonais, qui pouvons nous y opposer efficacement.
Contrairement à ce que prétend la propagande du PiS, personne ne retient quiconque dans l’UE par la force. » Szymon Hołownia, le leader du parti centriste concurrent direct de la PO est d’un avis similaire et sa réaction au jugement du Tribunal constitutionnel polonais a été de proposer sa dissolution.
Le secrétaire d’État à la Justice Sebastian Kaleta a toutefois rappelé une déclaration de Grzegorz Schetyna, de la PO, il y a 11 ans, alors qu’il était maréchal (président) de la Diète : « Le contrôle des actes de droit de l’UE par le Tribunal constitutionnel (…) est admissible. L’admissibilité du contrôle du droit dérivé de l’Union européenne par le Tribunal constitutionnel résulte de son rôle systémique de garant de la suprématie de la Constitution dans le système des sources de droit, ainsi que d’organe de protection des libertés et droits constitutionnels des individus. Compte tenu de la place de la Constitution en tant que loi suprême de la République de Pologne, la possibilité d’examiner la conformité des règles de l’UE avec la Constitution doit être admise. »
Pour Jerzy Kwaśniewski, de l’Institut Ordo Iuris :
« Il faut, au nom de l’équilibre des pouvoirs et de la souveraineté des États membres, freiner l’arbitraire des fonctionnaires européens.
L’un de ces freins est le principe d’attribution du traité, selon lequel les institutions de l’UE ne peuvent agir que dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférées. Cependant, la CJUE ne peut pas se prononcer sur cette question, car il s’agit justement de l’institution dont l’éventuelle usurpation de pouvoir doit être soumise à un contrôle. Elle ne peut donc pas être juge dans son propre cas. Le lieu approprié pour exercer un contrôle du droit dérivé de l’UE, ce sont les cours constitutionnelles, car l’Union exerce ses compétences dans les limites des compétences qui lui sont déléguées conformément aux constitutions nationales. »