Union européenne – Le 14 février dernier, la Cour de Justice de l’Union européenne a tranché. Les recours de la Hongrie et de la Pologne contre « le règlement instituant un mécanisme de conditionnalité qui subordonne le bénéfice de financements issus du budget de l’Union au respect par les États membres des principes de l’État de droit » ont été rejetés « dans leur intégralité ». Des cris de joie ont aussitôt été poussés par ceux chez lesquels la perspective d’une punition de ces deux États provoque une jouissance malsaine. Des appels pressants à « ne plus attendre » ont été lancés. Ils viennent d’être entendus : quarante-huit heures après les élections législatives hongroises qui, au grand dam de tous les procureurs autoproclamés, ont reconduit le gouvernement conservateur sortant avec une participation et une majorité record, la présidente de la Commission a annoncé la prochaine mise en route de la procédure, à la grande jubilation des mêmes procureurs. Une élégante façon de reconnaître la décision démocratique du peuple hongrois, une originale manière de témoigner de la solidarité européenne alors que la guerre fait rage à nos portes et bouleverse de fond en comble l’économie, la société, la politique de notre Union.
Tout cela était prévu. Mais cette indécente euphorie est-elle justifiée ? Pas nécessairement. Que dit en effet la décision de la Cour ?
Si l’on en croit son communiqué de presse n°28/22, elle indique (c’est elle qui souligne) que « le règlement prévoit qu’un lien réel soit établi entre une violation d’un principe de l’État de droit et une atteinte ou un risque sérieux d’atteinte à la bonne gestion financière de l’Union ou à ses intérêts financiers, et qu’une telle violation doit concerner une situation ou un comportement … pertinent pour la bonne exécution du budget de l’Union. » Elle souligne également que « les mesures de protection pouvant être adoptées doivent être strictement proportionnées à l’incidence de la violation constatée sur le budget de l’Union. »
Il résulte de ces citations deux conclusions : la première, c’est qu’il faut d’abord, à titre préalable, faire constater une violation objective de l’État de droit, ce qui n’est pas le rôle du règlement : la Cour précise en effet que « le règlement vise à protéger le budget de l’Union contre des atteintes découlant de manière suffisamment directe de violations des principes de l’État de droit, et non pas à sanctionner, en soi, de telles violations » ; et la seconde, c’est qu’il sera nécessaire, pour appliquer le règlement selon les vœux de ceux qui en attendent la rédemption du monde, de faire constater que les situations ou les comportements reprochés répondent sans aucune contestation possible aux critères de « lien réel », de « pertinence », de « stricte proportionnalité » prescrites par la Cour.
Ce ne sera pas facile, et il faut souhaiter bon vent à ceux qui s’y emploieront, car ils risquent fort d’y faire naufrage, surtout dans le cas d’un pays comme la Hongrie que la Cour des Comptes de l’UE elle-même classe parmi ceux qui emploient le mieux les fonds européens. La Cour de Justice a « enfin » ouvert la boîte à outils tant attendue, mais au lieu d’y trouver l’arme absolue actionnable séance tenante, l’on y découvre un pantin nu, qu’il faudra encore habiller de pied en cap pour tirer ses ficelles de la manière qui conviendra au public assoiffé de sensations fortes. Tout se passe comme si, tout en jouant le jeu attendu d’elle, la Cour avait voulu mettre tous les freins possibles à une procédure qui la dépasse et où elle subodore un risque d’avalanche risquant d’entraîner l’Union tout entière dans une zizanie fatale. Si les conditions posées par la Cour sont effectivement réunies, le règlement doit s’appliquer. Mais si elles ne le sont pas, ou si elles ne le sont qu’au prix de contorsions dictées par l’esprit partisan et l’idéologie politique, il ne doit pas s’appliquer, et ne s’appliquera pas.
Ce dernier risque n’est pas négligeable. Sortant du rôle d’une instance juridictionnelle, la Cour s’enhardit en effet à faire la leçon aux deux requérants : elle leur rappelle que « le respect de ces valeurs ne saurait être réduit à une obligation à laquelle un État candidat est tenu en vue d’adhérer à l’Union et dont il pourrait s’affranchir après son adhésion. » Merci, on le savait.
Et elle va plus loin : cherchant à régler le difficile problème de ce qu’est en fait « l’État de droit » – dont les supposées violations sont au cœur de la mise en œuvre de toute cette mécanique – elle déclare que la sécurité juridique est parfaitement assurée au motif que « la notion et les principes de l’État de droit figurant dans le règlement … ont amplement été développés dans sa jurisprudence, que ces principes trouvent leur source dans des valeurs communes reconnues et appliquées également par les États membres … et que les États membres partagent ». Rentrez cela dans un tableau Excel, et vous recevrez instantanément un message d’alerte pour « référence circulaire ». La sécurité juridique est donc assurée parce que c’est la Cour qui l’a dit ? Quia nominor Leo…
L’on nous dit que dans un État de droit les décisions de justice doivent être respectées. C’est vrai. Mais à une condition : qu’elles soient rendues par une instance qui corresponde aux critères de base d’une instance judiciaire. Le plus important de ces critères est que la cour ou le tribunal soit institutionnellement neutre par rapport aux parties à l’instance. En droit civil, en droit pénal, les parties confrontent leurs positions, et le juge décide qui a raison. Le juge n’est le représentant ni du délinquant, ni de la victime. Or, dans l’Union européenne, le juge est payé et entretenu par l’une des parties à l’instance. Le symbole même de la justice – les deux plateaux, soigneusement équilibrés, d’une balance – est bafoué. Si l’on veut conserver la fiction d’un « pouvoir judiciaire » de l’Union, il faut constater la violation flagrante du principe de la séparation des pouvoirs. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que 90% des requêtes présentées soient rejetées. C’est ce que souhaite le système. Le requérant part donc, a minima, avec le désavantage de jouer chez l’adversaire. Ou pire, il est obligé de pénétrer dans la caverne de l’ours pour se faire rendre justice par l’ours lui-même.
Loin de moi l’intention de contester la légitimité ni la raison d’être de cette Cour. Mais elle est davantage un service juridique qu’un tribunal. Ce n’est pas indifférent lorsque l’on parle de justice et d’État de droit.
Georges Károlyi
10 avril 2022