Hongrie – Entretien avec Jerzy Kwaśniewski, directeur de l’Institut Ordo Iuris pour la culture du droit, l’ONG conservatrice la plus puissante de Pologne, qui participait à la Conférence d’action politique conservatrice américaine (CPAC) se tenant pour la première fois en Europe – à Budapest, en Hongrie – les 19 et 20 mai 2022.
Ferenc Almássy s’est entretenu jeudi avec Jerzy Kwaśniewski pendant la conférence CPAC.
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Ferenc Almássy : Tout d’abord, pourriez-vous nous présenter votre organisation, qui est l’une des principales ONG conservatrices en Pologne ?
Jerzy Kwaśniewski : Ordo Iuris a été créé il y a neuf ans en tant que groupe de réflexion juridique réunissant des universitaires et des professionnels du contentieux afin d’effectuer des recherches universitaires sur les droits fondamentaux et la protection des droits de l’homme, et de fournir des services de contentieux dans des affaires tenant lieu de précédents, tant au niveau national qu’international. Nous menons des recherches et des actions en justice au niveau national en Pologne, en Croatie, en Allemagne et en Norvège, au niveau de l’UE, ainsi qu’au niveau d’institutions internationales telles que le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme et les Nations unies. Nous participons à des sommets internationaux où nous défendons les droits fondamentaux, les droits inaliénables, le droit à la vie, le droit à la protection de la vie familiale, le droit à la liberté d’expression, à la liberté de conscience, à la liberté de réunion, à la liberté académique, etc. Au fil des ans, Ordo Iuris a également pris conscience de la nécessité de disposer de forums académiques. L’année dernière, nous avons créé l’université Collegium Intermarium à Varsovie afin de protéger pleinement la liberté académique aux niveaux national et international, ainsi qu’au niveau régional de l’Initiative des Trois Mers et de l’Intermarium.
Aujourd’hui, Ordo Iuris est également présent à Zagreb en Croatie, à Kiev en Ukraine, et aussi en Espagne où nous venons de mener notre première campagne en faveur de la neutralité des administrations publiques. Nous essayons d’atteindre d’autres pays afin de fournir une assistance professionnelle par le biais d’avocats et d’universitaires pour les conservateurs qui ne bénéficiaient pas de ce type de soutien dans le passé.
Ferenc Almássy : Je comprends donc que vous avez des ambitions européennes et que vous ne souhaitez pas rester une simple organisation polonaise. Votre intention est-elle de devenir une ONG européenne ?
Jerzy Kwaśniewski : Nous parlons de valeurs communes universelles et de l’éthique commune universelle de la culture occidentale, qui proviennent de son héritage judéo-chrétien, et cela amène tout naturellement nos efforts au niveau international. Tout ce qui est fait en Pologne en termes de constitution, de droit public international et de droits de l’homme peut facilement être transféré à d’autres pays pour protéger les droits fondamentaux en Espagne, en Ukraine ou ailleurs.
Ferenc Almássy : Nous nous rencontrons aujourd’hui à la CPAC en Hongrie. Que signifie pour vous et pour Ordo Iuris de participer à cet événement ? Quelle signification a l’organisation de cet événement conservateur américain en Hongrie, un pays dont nous entendons tant parler dans les médias, à la lumière de la traditionnelle amitié polono-hongroise, soit disant mise à mal en ce moment par des positions différentes sur la guerre en Ukraine ?
Jerzy Kwaśniewski : Il est vrai que, en Pologne, nous avons un partenariat millénaire avec la Hongrie. Du point de vue géopolitique et éthique, il n’y a rien de plus fort que ce partenariat régional entre la Pologne et la Hongrie. Aucun obstacle ne parvient à nous empêcher de coopérer et de promouvoir nos intérêts communs, tant au niveau régional que mondial.
En ce qui concerne la CPAC, il est devenu évident, après notre adhésion à l’Union européenne, que les pays d’Europe centrale, qui partagent des identités constitutionnelles et une identité chrétienne très similaires, ainsi que des garanties similaires pour la famille et le mariage, doivent coopérer. De plus, d’un point de vue économique, toute cette région de l’Intermarium, qui va au-delà de l’UE puisqu’elle englobe des pays comme la Géorgie, l’Ukraine et la Biélorussie, doit coopérer, notamment pour faire contrepoids aux vieilles démocraties d’Europe occidentale. Nous partageons tous la même expérience du communisme. Nous partageons également des identités très similaires. Dans une certaine mesure, nos constitutions sont également assez similaires. Au sein de l’UE, nous nous opposons au processus par lequel les principes sont de plus en plus transformés en armes et les « vieilles démocraties », comme se qualifient eux-mêmes les pays occidentaux, appliquent le deux poids, deux mesures afin de subordonner les nouveaux membres de l’UE. Ensemble, les pays d’Europe centrale comptent plus de 100 millions de citoyens – 200 millions avec les Ukrainiens et les autres qui ne sont pas encore membres de l’UE –, ce qui vous donne une idée de la puissance, qui est aussi politique, qui pourrait ramener l’Union européenne à ce que Robert Schuman disait qu’elle devait être : une union de nations, et non l’État centralisé de Spinelli avec une économie contrôlée de manière centralisée.
C’est aussi notre objectif et la CPAC est probablement le meilleur outil pour y parvenir. À Budapest, après la victoire électorale des conservateurs, nous nous concentrons sur ces questions avec d’autres représentants des pays d’Europe centrale et avec le soutien de notre plus important allié mondial : les États-Unis, et plus particulièrement les conservateurs américains. De cette manière, nous pouvons soutenir la création d’une identité centre-européenne et de l’Intermarium, que nous voulons également développer au sein de l’Union européenne.
Ferenc Almássy : Ceci nous amène à la question suivante. Vous êtes à la tête d’une ONG spécialisée dans les questions juridiques, y compris au niveau européen, et vous êtes vous-même avocat. De votre point de vue d’expert juridique, comment voyez-vous le conflit actuel entre les institutions de Bruxelles et la Pologne ?
Jerzy Kwaśniewski : Ce conflit est uniquement une question de pouvoir et d’influence sur les institutions de l’UE et le projet européen. Il s’agit d’un combat entre les nouveaux membres de l’UE et les anciens qui veulent les subordonner, en transformant les principes européens en armes et en mettant en œuvre une approche de type deux poids, deux mesures. Ce deux poids, deux mesures est très ouvertement invoqué dans les documents de l’UE et dans les documents auxquels les institutions européennes se réfèrent souvent, comme ceux de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe. Lorsque nous observions les élections en Hongrie au début du mois d’avril, certaines parties des documents de la Commission de Venise ont été mises en avant qui mentionnent les « nouvelles démocraties » comme des démocraties nécessitant des mesures administratives plus strictes, alors que les vieilles démocraties comme la France et la Belgique peuvent avoir leurs élections entièrement organisées par le gouvernement. Ce n’est là qu’un des nombreux exemples de cette approche de type deux poids, deux mesures.
Le débat sur l’État de droit est bien sûr la question la plus importante, car les principes qui définissent l’État de droit n’ont jamais été rédigés avec le consentement des États. Il n’existe aucune source de droit international qui définisse l’État de droit, et celui-ci ne devrait pas être défini uniquement avec le consentement de quelques pays d’Europe occidentale. Cela est d’autant plus vrai que ceux-ci suivent des pratiques différentes, même entre eux, en ce qui concerne leur administration publique, leur système judiciaire, leur pouvoir législatif et leur gouvernance générale. En outre, l’un de leurs outils pour transformer les principes en armes, c’est d’avoir une approche sélective des principes qui sont inscrits dans les traités européens. À Berlin, Paris et Bruxelles, personne n’invoque en effet l’un des principes les plus importants des traités : le respect des identités constitutionnelles des États membres. Quand un pays adhère à l’UE, son identité constitutionnelle devient une partie de notre identité européenne et doit être protégée conformément aux traités. Ainsi, même si nous divergeons sur le système judiciaire ou sur la protection de la famille, par exemple, nous ne devons pas essayer d’imposer notre propre modèle à nos amis. En bref, leur modèle ne doit pas nous être imposé.
Ferenc Almássy : Quel est l’enjeu exact de ce conflit autour de la réforme judiciaire polonaise ?
Jerzy Kwaśniewski : Son élément le plus important concerne la manière dont les juges sont élus au conseil judiciaire. Avant la réforme, les juges siégeant à notre conseil de la magistrature, le Conseil judiciaire national, ou KRS, étaient élus par d’autres juges. Depuis la réforme, les juges siégeant au KRS sont désormais élus parmi les juges par le Parlement. Ceci est conforme à notre constitution, qui laisse au législateur le soin de décider du mode d’élection de ces juges. Cela est également tout à fait conforme aux pratiques de différents pays européens et permet toujours aux juges de décider eux-mêmes qui promouvoir aux postes les plus élevés de la magistrature.
La deuxième grande controverse concerne la chambre disciplinaire de la Cour suprême. Pendant de nombreuses années après la chute du communisme en Pologne, l’absence de procédures disciplinaires efficaces à l’encontre des juges était un sérieux problème. C’est pourquoi on a finalement créé à la Cour suprême une chambre disciplinaire peuplée de nouveaux juges. C’est absolument conforme aux principes de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit. Le gouvernement polonais ne modifie aujourd’hui sa propre réforme qu’en raison de la pression exercée par l’UE et de la crise ukrainienne, car en réalité, cette réforme n’a rien de répréhensible au regard de l’État de droit. En outre, il s’agissait d’un point crucial du programme électoral de l’actuelle majorité parlementaire lorsqu’elle s’est présentée aux élections, de sorte que cette réforme a également obtenu le soutien des électeurs.
Avant même l’arrivée des conservateurs au pouvoir, ce sont les juges eux-mêmes – des juges libéraux – qui soulevaient cette question de l’absence de procédure disciplinaire. Tous les partis politiques et tous les experts reconnaissaient qu’il y avait un problème. Aujourd’hui, la Pologne doit faire marche arrière pour avoir accès aux fonds de relance de l’UE à cause de la crise ukrainienne et des dépenses budgétaires supplémentaires pour les réfugiés.
Ferenc Almássy : La Pologne est en effet de loin le pays qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés d’Ukraine. À ce jour, nous parlons de quelque trois millions de personnes accueillies par un pays de 38 millions d’habitants, ce qui est énorme. Le gouvernement polonais a également pris certaines mesures généreuses, comme le fait de permettre aux mères ukrainiennes qui ont trouvé refuge en Pologne de bénéficier de son programme d’allocations familiales « 500+ ». Quelles pourraient être les conséquences pour la Pologne d’une telle crise, qui pourrait bien durer un certain temps ?
Jerzy Kwaśniewski : Le premier point est que le gouvernement polonais fait beaucoup plus que ce qui est exigé par le droit international en matière du statut des réfugiés ainsi que par la constitution polonaise. Il accorde des droits complets, sur un pied d’égalité, à ceux qui ont fui la guerre, y compris en termes d’accès à l’État providence polonais. Le deuxième point, qui est également très important, est qu’il n’y a pas d’opposition politique significative à cette politique. Il existe une volonté commune d’apporter un soutien total à l’État ukrainien et aux Ukrainiens en Pologne.
Ferenc Almássy : Ces politiques généreuses ne font-elles pas l’objet de critiques de la part de la Konfederacja, c’est-à-dire de l’opposition de droite ?
Jerzy Kwaśniewski : Oui, ils ont exprimé des critiques modérées, mais il ne faut pas oublier qu’ils ont le soutien de moins de 10% de l’électorat, et que toutes les autres factions politiques soutiennent ces décisions. Les études d’opinion montrent également un fort soutien de la part du grand public. Il y a bien sûr la question de la durée de ces mesures et de la manière dont les dépenses doivent être contrôlées afin d’éviter les abus, en particulier dans le cas des allocations familiales – en d’autres termes, le paiement mensuel de 500 zlotys pour chaque enfant – car il y a maintenant quelque 700 000 enfants ukrainiens enregistrés en Pologne, ce qui signifie que cela est très coûteux. Mais c’est également perçu comme un investissement dans nos relations. Le gouvernement polonais et l’opinion publique pensent que nous vivons en ce moment certains des changements les plus importants sur le plan affectif national entre l’Ukraine et la Pologne. Après la guerre, le niveau de coopération entre nos deux nations sera complètement différent de ce qu’il était auparavant. J’étais à Kiev deux semaines avant l’attaque russe, car nous y ouvrions notre branche ukrainienne. Nous avons eu des réunions avec les représentants des collectivités locales qui avaient signé notre Charte des droits de la famille. Même à cette époque, ils exprimaient des sentiments très positifs et une volonté de coopérer avec les collectivités locales polonaises. La situation a changé ces dernières années, même si nous avons encore des questions historiques très importantes, notamment concernant le génocide en Volhynie, où des dizaines de milliers de civils polonais ont été assassinés par des nationalistes ukrainiens pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces questions doivent être abordées et nous ne devons pas les passer sous silence. Toutefois, le sentiment général et l’atmosphère entre les deux nations étant bien meilleurs, ces questions seront bientôt abordées, je pense.
D’un point de vue géopolitique, le plus important est de maintenir la Russie aussi loin que possible des frontières de la Pologne, et c’est une doctrine partagée par toutes les factions politiques polonaises depuis des années. C’était d’ailleurs déjà le cas avec le maréchal Piłsudski et même au cours des siècles précédents. L’existence de l’Ukraine a toujours été considérée par la Pologne comme la meilleure garantie pour des frontières sûres.
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Traduit de l’anglais par le Visegrád Post