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La narration russe, reprise par une partie des droites européennes, ne prend pas en Pologne

Temps de lecture : 9 minutes

TRIBUNE

Ne pas croire une information tant qu’elle n’a pas fait l’objet d’un démenti du Kremlin : cet avertissement sous forme d’humour était pris au sérieux dans les pays de l’ancien Bloc de l’Est, et l’approche reste valable pour une large majorité de Polonais qui avaient déjà connu plus de 120 ans d’occupation russe sur une majorité de leur territoire, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, avant les décennies d’occupation soviétique au XXe siècle. Et il ne s’agit pas uniquement des Polonais. Même en Hongrie, que les grands médias occidentaux disent pro-russes parce que son gouvernement prend soin de ne pas se laisser entraîner dans une guerre en Ukraine qui n’est pas la sienne, les gens proches du Fidesz vous diront généralement en privé, quand le sujet est abordé, qu’ils savent bien que la Russie ment tout le temps et que c’est elle l’agresseur dans ce conflit, mais que la Hongrie est un petit pays qui doit défendre ses propres intérêts et pas ceux des grandes puissances.

Cela ne les empêche pas de reprendre certains éléments de la narration russe quand cela les arrange, comme lorsque le laboratoire d’idées et institut de sondage Századvég, proche du gouvernement de Viktor Orbán, proclame qu’à l’exception des Polonais, une majorité d’Européens considèrent que « l’interdiction par l’UE des importations de pétrole et de gaz russe fait plus de mal que de bien à l’Europe ». Exemple typique de question pour un sondage biaisé puisque la réalité est qu’il n’existe pas d’interdiction des importations de gaz russe par l’UE : ce sont les Russes eux-mêmes qui ont coupé les livraisons de gaz à leurs clients européens pour pousser les pays de l’UE à cesser de soutenir l’Ukraine.

Non seulement les Polonais soutiennent très majoritairement les sanctions contre la Russie et non seulement le Polonais de base sait très bien, ce qui leur est rappelé par le biais de campagnes d’information comme celle organisée par l’association des producteurs d’électricité (PKEE), que c’est la Russie qui a décidé de couper court aux livraisons de gaz à la Pologne (alors que la thèse fausse des sanctions européennes contre le gaz a toujours court non seulement en Hongrie, mais aussi en Europe occidentale, en particulier en France et en Allemagne, et en particulier dans les milieux de droite de ces pays), mais d’autres éléments de la narration russe ont beaucoup plus de mal à prendre racine en Pologne que plus à l’ouest.

Il en va ainsi, par exemple, de l’affirmation selon laquelle l’offensive russe était nécessaire pour protéger les populations russophones des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk contre un pilonnage incessant des forces ukrainiennes – en violation des accords de Minsk – qui aurait fait 13 à 14 000 morts civils chez les russophones. Ces chiffres avancés par les Russes ont été popularisés en France par des gens comme Anne-Laure Bonnel, auteur du documentaire « Donbass », ou, de manière moins directe, en faisant porter l’ensemble de la responsabilité des 13 ou 14000 morts au Donbass aux seuls Ukrainiens, par des gens comme le Français devenu Franco-Russe (par alliance et résidence) Xavier Moreau, rédacteur du site francophone pro-russe Stratpol, qui est depuis des années un relais fidèle pour les Français de la narration du Kremlin et de ses médias et qui est volontiers invité à s’exprimer dans les médias de « l’Alt-Right » française, ou encore par le Franco-Serbe Nicola Mircovic, président de l’association Est-Ouest. Le chiffre avancé par ces relais de la narration russe est en fait une manipulation des chiffres de l’ONU avancés dans un rapport de 2019 : il s’agit en fait du total des morts dans les deux camps depuis 2014, dont une majorité de militaires. En Pologne, cet élément de la narration russe n’a jamais circulé pour une raison bien simple. Au contact des Ukrainiens (très nombreux en Pologne) et de l’Ukraine (voisine), les Polonais savent bien que le Maïdan était, indépendamment des financements et soutiens qu’elle a pu recevoir de l’étranger (élément fort de la narration du Kremlin et de ses relais en Occident), aussi une vraie révolte populaire face à un système post-soviétique ultra-corrompu qui rendait la vie impossible (ce qui est un fait, quelle que soit la déception qui a suivi l’Euromaïdan), et que les accords de Minsk n’ont jamais été respectés non plus par les républiques séparatistes du Donbass soutenues (et même créées, comme en sont conscients les Polonais) par la Russie. Les Polonais savent bien en effet, par les témoignages qu’ils ont eu loisir d’entendre, que les tirs des séparatistes russophones (ou russes) n’ont jamais non plus cessé de tuer des civils aussi bien que des militaires côté ukrainien. On ne s’étonnera pas en outre que le qualificatif « populaire » après le mot « République » et la symbolique soviétique utilisée par les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk sont disqualifiants aux yeux des Polonais qui ont encore en mémoire la République populaire de Pologne qui leur avait été imposée par la Russie soviétique. Rappelons à ce titre que le symbole de la faucille et du marteau est interdit en Pologne au même titre que celui de la croix gammée.

Un autre élément de la narration russe qui fonctionne assez bien dans certains milieux français ou allemands (en Allemagne il s’agit notamment des milieux liés à l’AfD), c’est la négation de l’existence d’une identité ukrainienne et la confusion (volontaire de la part du Kremlin, par ignorance en Europe occidentale) entre Russes et Slaves orientaux, et plus précisément entre Russes moscovites et Ruthènes.

Les Polonais ayant eu au cours des siècles des démêlés avec les Ukrainiens et avec les Russes moscovites, ils savent faire la différence, et alors que le mot « ruthène » est exotique en français, le mot « Rusini » qui désignait en polonais les populations de l’actuelle Biélorussie et de l’Ukraine et qui n’est pas le même que « Rosjanie » (Russes) est bien connu de tous les Polonais. Jusqu’au XVIIe siècle, l’Ukraine et la Biélorussie étaient des territoires de la République des Deux Nations polono-lituanienne. Les révoltes cosaques du milieu du XVIIe siècle ont placé l’est de l’Ukraine dans l’orbite russe avant que l’ouest ne la rejoigne à la faveur des partitions de la Pologne de la fin du XVIIIe siècle. La IIe République polonaise de l’entre-deux guerre, qui avait commencé sa guerre d’indépendance contre la Russie bolchévique en s’alliant aux Ukrainiens, comprenait à nouveau l’ouest de l’Ukraine actuelle et avait une forte minorité ukrainienne avec un mouvement indépendantiste et la population polonaise de Volhynie a été victime d’un génocide perpétré par l’UPA ukrainienne pendant la Deuxième guerre mondiale avec pour but de nettoyer la région de sa population polonaise en vue d’une future Ukraine indépendante. Les Polonais savent donc bien qu’il existe une identité ukrainienne et que à défaut d’avoir eu un État indépendant avant 1991 (mis à part sous forme d’Hetmanat cosaque protectorat de la Russie au XVIIe-XVIIIe siècle), les Ukrainiens ont longtemps combattu pour affirmer leur identité et avoir leur État à eux et ne sont pas des Russes. La langue ukrainienne étant nettement plus proche du polonais que ne l’est la langue russe, le locuteur polonais est capable de se rendre compte que l’ukrainien n’est pas un dialecte du russe contrairement à ce qu’affirme la narration russe et, après elle, des gens comme Xavier Moreau. Et que dire de l’affirmation de François Asselineau, le dirigeant d’un parti (UPR) certes très marginal mais qui a tout de même plus de 220 000 suiveurs sur Twitter, quand il affirme que les habitants de l’ouest de l’Ukraine sont en fait des Polonais qui n’ont aucune légitimité pour gouverner les Russes de l’est du pays ? Bien entendu, l’élément de la narration russe qui cherche à faire croire que la Pologne aurait des visées sur l’ouest de l’Ukraine et que l’intervention russe est indispensable pour préserver l’indépendance du pays, reprise dans certains milieux à l’ouest, ne peut pas fonctionner en Pologne puisque les Polonais sont bien placés pour savoir que cette idée de reprendre l’ouest de l’Ukraine n’a pas cours chez eux et qu’elle est de la pure propagande du Kremlin.

La situation est un peu plus nuancée en ce qui concerne deux autres points de la narration russe : la Russie a été provoquée par l’avancée de l’OTAN à l’est, et même jusqu’en Ukraine, et l’OTAN n’a pas de leçons à donner à la Russie puisqu’elle a elle-même bombardé la Serbie en 1999 et forcé un changement des frontières en imposant une séparation du Kosovo peuplé majoritairement d’Albanais. Pour ce dernier point, il est tout simplement passé sous silence en Pologne, comme l’est l’attaque américaine de 2003 contre l’Irak (autre élément avancé par la narration russe) à laquelle la Pologne avait pris part. Quant à l’avancée de l’OTAN vers l’est, elle est bien entendue considérée comme légitime en Pologne pour se protéger collectivement de l’impérialisme russe que l’on voit justement à l’œuvre en Ukraine. En revanche, il existe des voix dissidentes sur l’utilité pour la défense des intérêts polonais – étant donné le conflit que cela devait forcément provoquer avec la Russie – de promouvoir une adhésion future à l’OTAN de républiques post-soviétiques comme l’Ukraine. Ces interrogations proviennent notamment des milieux nationalistes, c’est-à-dire l’opposition à la droite du PiS (notamment au sein du parti Konfederacja, qui regroupe nationalistes et libertariens et qui a douze députés à la Diète), mais fait aussi surface dans certains grands médias conservateurs comme par exemple l’hebdomadaire libéral-conservateur Do Rzeczy. Il est alors assez facile pour ces milieux d’être taxés d’agents russes par les partisans d’un soutien à l’Ukraine dans sa guerre défensive contre la Russie quel qu’en soit le coût pour la Pologne. Ces derniers considèrent en effet qu’une défaite de l’Ukraine mettrait la Pologne et les Pays baltes en danger de se transformer en prochaines cibles de l’expansion russe. Forcément, dans les pays situés plus à l’ouest, la menace paraît plus lointaine, et dans les milieux de droite, on perçoit la Russie comme moins dangereuse que l’islam radical qui se développe à l’intérieur du pays à la faveur de décennies d’immigration massive et de laxisme des États.

Il ne s’agit toutefois pas chez les politiciens de Konfederacja ou les auteurs de Do Rzeczy de calques de la narration russe comme semble en commettre régulièrement un intervenant comme Jacques Baud, ancien officier du renseignement stratégique suisse volontiers invité à s’exprimer dans certains médias français qui n’ont rien de marginal (tels Sud Radio ou Valeurs Actuelles). Et quand la narration russe affirme que la présence de troupes de l’OTAN dans les pays du flanc oriental (depuis 2016) viole les accords passés entre l’Organisation atlantique et la Russie d’Eltsine, les Polonais ont en tête qu’en annexant la Crimée et en créant (ou au minimum en contribuant à créer) des « Républiques populaires » pro-russes dans l’est de l’Ukraine, puis en intervenant militairement pour les défendre contre l’avancée de l’armée ukrainienne en 2014, la Russie a elle-même violée le Mémorandum de Budapest de 1994 par lequel l’Ukraine s’engageait à remettre à la Russie tout l’arsenal nucléaire post-soviétique en sa possession et la Russie s’engageait en échange à toujours respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine. À lui seul, ce mémorandum qui avait été également signé par les États-Unis et le Royaume-Uni justifie le soutien apporté depuis 2015 par ces deux pays au renforcement de l’armée ukrainienne, puisqu’ils s’étaient eux aussi portés garants de l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange de l’abandon par Kiev de l’arsenal nucléaire en sa possession.

L’idée populaire dans les milieux proches de l’AfD allemande ou de la droite conservatrice française « hors les murs » ou dans les murs des partis RN, LR ou Reconquête, comme quoi on aurait affaire à une lutte de la Sainte Russie conservatrice et chrétienne contre un Occident woke-LGBT en pleine décadence et en pleine dérive progressiste, avec des accents de plus en plus totalitaires, ne prend pas non plus en Pologne,  et ce y compris dans les milieux conservateurs qui ont conscience de cette dérive et de ses dangers.

C’est un des grands axes de la narration du Kremlin depuis la fin de la première décennie du XXIe siècle pour étendre son influence et elle s’inscrit dans la tradition anti-occidentale de la Russie. Cette image créée par le Kremlin ne l’a d’ailleurs jamais empêché, pas plus que ses médias pour l’étranger comme RT ou Sputnik, de prendre des accents très pro-communistes dans leur version hispanophone destinée à l’Amérique latine. Mais si les Polonais n’y croient pas, c’est pour d’autres raisons. D’abord, beaucoup en Pologne connaissent le russe et ont été en Russie ou connaissent des gens qui ont été en Russie, et ils savent bien que les églises russes sont vides comme le sont les églises d’Europe occidentale et comme ne le sont pas les églises polonaises. Ensuite, les conservateurs polonais, qui sont très majoritairement chrétiens pratiquants et pro-vie, vous rappelleront systématiquement les statistiques de l’avortement en Russie qui, si elles ont baissé sous Vladimir Poutine, restent très élevées (à peu près au même niveau qu’en France, en proportion de la population, alors que la France est – de loin – le pays de l’UE où l’on avorte le plus). Contrairement à la Russie et aux pays d’Europe occidentale où l’avortement est devenu presque chose banale, la Pologne a, elle, une législation stricte sur l’avortement puisque seuls sont autorisés les avortements nécessaires pour sauver la vie ou la santé de la femme enceinte ou lorsque la grossesse est le fruit d’un viol. En outre, les Polonais, qui ont vu ce que sont devenus les anciens membres de la police politique du régime communiste après la transition démocratique, ont du mal à croire à la sincérité de la conversion affichée de l’ancien officier du KGB divorcé Vladimir Poutine, d’autant que celui-ci ne cache pas son regret d’avoir vu l’Union soviétique disparaître. Et quand un Français comme François Martin, président du club HEC Géostratégies, expliquait le 5 décembre sur Sud Radio que la Russie a inscrit dans sa constitution la famille en tant que cellule constituée par un homme, une femme et des enfants et que cela, l’Occident ne peut pas l’accepter, cette affirmation est de nature à faire bien rire les Polonais dont la constitution indique que le mariage est l’union d’un homme et d’une femme, comme l’indique d’ailleurs la constitution de nombreux pays d’Europe centrale et orientale : Biélorussie, mais aussi Lettonie, Lituanie, Hongrie, Slovaquie, Bulgarie, Croatie, Serbie, Monténégro, Moldavie et même… Ukraine.


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