Le différend sur les céréales et les commentaires anti-polonais de dirigeants ukrainiens ont mis en évidence les divergences d’intérêts entre Varsovie et Kiev. Il faut parler aux Ukrainiens dans le langage qu’ils connaissent le mieux : celui de la force, même si cela ne servira peut-être pas à grand-chose. Kiev semble en effet abandonner Varsovie au profit de Berlin et Bruxelles.
Un article de Maciej Pieczyński publié en anglais sur Sovereignty.pl. Pour voir la version intégrale en anglais sur Sovereignty.pl, cliquez ici.
La Pologne, la Hongrie, la Bulgarie, la Slovaquie et la Roumanie ont fermé leurs marchés aux céréales ukrainiennes avec l’accord de la Commission européenne. L’interdiction est valable jusqu’au 15 septembre, mais les autorités des cinq pays sont favorables à sa prolongation. Varsovie annonce la poursuite du blocus même si Bruxelles n’est pas d’accord. C’est justement ce qui a provoqué le plus grave désaccord dans les relations polono-ukrainiennes depuis le 24 février 2022. Ce ne sont en effet pas les différends historiques concernant le génocide en Volhynie, mais précisément la question des céréales qui a poussé Kiev à taper sur Varsovie.
Le langage de la force
« La Russie a rompu l’accord sur les céréales, elle détruit les infrastructures portuaires de la mer Noire et provoque encore une fois une crise alimentaire mondiale. Et c’est à ce moment critique que la Pologne a l’intention de continuer à bloquer les exportations de céréales ukrainiennes vers l’Union européenne », a tonné le premier ministre ukrainien Denys Chmyhal, assimilant de fait les agissements de Varsovie à ceux de Moscou. Une manière d’assimiler la Pologne, à qui l’Ukraine doit la préservation de son indépendance, à la Russie, qui tente de la priver de cette indépendance. Chmyhal a qualifié les intentions du gouvernement polonais de « démarche inamicale et populiste » et de « coup porté à la sécurité alimentaire mondiale et à l’économie ukrainienne ». Il a appelé la Commission européenne à l’aide, lui demandant de lever le blocus. Il a également appelé les Polonais à « ne pas succomber au populisme » et a proposé la « coopération » au lieu des « slogans » et de « l’opportunisme politique ». Quand le chef du bureau de la politique internationale au cabinet du président polonais, Marcin Przydacz, a reconnu que l’Ukraine devrait apprécier davantage ce que la Pologne fait pour elle (ce qui ressemble, en des termes toutefois plus modérés, à ce que le ministre de la défense britannique Ben Wallace avait dit au sommet de l’OTAN à Vilnius), le vice-directeur du cabinet du président ukrainien, Andriy Sybiha, a réagi vivement, en écrivant, entre autres choses : « Alors que l’Ukraine est en guerre, essayer de « négocier » quelque chose en plus avec elle équivaut à une trahison qui ne devrait pas avoir sa place dans nos relations […]. Il n’y a rien de pire qu’une situation dans laquelle celui qui vous sauve exige que vous payiez pour le sauvetage alors que vous saignez de partout. » Sybiha a en même temps déclaré que, après tout, c’était l’Ukraine qui sauvait la Pologne, car elle donnait sa vie pour elle en défendant l’Europe contre la Russie, et il a qualifié les affirmations du ministre polonais de « manipulation ».
Le commentaire de Sybiha n’a pas été la seule réaction aux propos de Przydacz. L’ambassadeur de Pologne en Ukraine, Bartosz Cichocki, a été convoqué au ministère ukrainien des Affaires étrangères en réponse à ces critiques légères, voire timides, du membre du cabinet du président Andrzej Duda. Cichocki avait été le seul ambassadeur à ne pas quitter Kiev dans les premiers jours de la guerre, faisant preuve non seulement de courage personnel mais aussi d’une attitude amicale à l’égard du pays d’accueil. En le convoquant, l’Ukraine a montré qu’au lieu d’atténuer le conflit, elle avait l’intention de l’intensifier. Heureusement, Varsovie a enfin su afficher un peu plus d’assurance en convoquant en retour l’ambassadeur ukrainien au ministère des Affaires étrangères. Ce n’est qu’à ce moment-là que Kiev s’est montrée plus conciliante. « Nous apprécions le soutien historique de la Pologne, qui est devenue avec nous un véritable bouclier de l’Europe […]. Nous ne laisserons aucun moment politique gâcher les relations entre les peuples ukrainien et polonais », a ainsi déclaré le président Volodymyr Zelensky. Cette fois, cela a été dit sans sarcasme (contrairement à la réaction aux reproches de Ben Wallace) et sans accusation de populisme. Cela montre que le langage que l’Ukraine comprend le mieux est celui de la force, et qu’elle respecte ceux qui lui parlent avec ce langage. À l’inverse, elle tire profit des faiblesses aussi bien d’un adversaire que d’un partenaire. Il n’y a pas de sentiments là-dedans et cela devrait servir de leçon aux politiciens polonais, qui attendent trop souvent passivement que leurs homologues à Kiev décident de leur propre chef de faire un geste positif à l’égard de Varsovie. Bien entendu, le message du président ukrainien ne doit pas pousser à un excès d’optimisme. Il ne faudrait pas que le gouvernement polonais s’asseye sur ses lauriers et estime que cela suffit. Zelensky n’a fait que refroidir les émotions pour un instant. Mais le conflit va aller en s’aggravant, car les intérêts de Varsovie et de Kiev sur la question agricole sont tout simplement opposés. Dans ce domaine, l’Ukraine est pour la Pologne un concurrent qui lui fait courir un danger mortel. Et c’est vrai aussi dans l’autre sens.
Il convient cependant de souligner que, dans ses critiques à l’égard de Varsovie, Kiev utilise l’allégation mensongère d’un prétendu blocus de ses exportations. En réalité, la Pologne ne fait qu’empêcher que son marché ne soit inondé par les céréales ukrainiennes tout en permettant à celles-ci de transiter par son territoire.
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Une voix rationnelle
L’une des rares voix pro-polonaises qui ont résonné sur les bords du Dniepr à ce sujet mérite aussi d’être mentionnée. Comme l’a fait remarquer le politologue Vitaly Bala, une partie des céréales ukrainiennes transitant par la Pologne est introduite en contrebande sur le marché polonais et il n’est guère surprenant que Varsovie n’ait pas l’intention de tolérer cette situation. « Il faut arrêter de voler non seulement en Ukraine, mais aussi en dehors de ses frontières […]. Pour les agriculteurs polonais, l’apparition de céréales ukrainiennes de contrebande n’est pas un signe d’amitié ou de partenariat », a déclaré M. Bala. Une autre voix rationnelle sur la question est apparue sur le site de l’agence de presse Unian. Alona Kyrychenko et Nadiya Burbela y convainquent leurs lecteurs que les cinq pays de l’UE ayant interdit les importations de céréales ukrainiennes l’on fait non pas pour nuire à l’Ukraine mais pour défendre leur marché. Les deux auteurs avertissent aussi que Kiev doit se préparer à toutes sortes de restrictions similaires en cas d’adhésion à une Union européenne dont les membres doivent souvent faire des compromis et des concessions aux autres pays. Or, paradoxalement, ce sont les pays qui soutiennent le plus l’Ukraine aujourd’hui qui deviendront ses plus dangereux rivaux économiques après la guerre.
L’Ukraine dénigre son « allié » et utilise la désinformation pour promouvoir ses propres intérêts économiques. Il s’agit de conquérir le marché polonais et plus généralement européen en passant sur le cadavre de l’agriculture polonaise. Et elle a recours pour cela à un chantage moral. En effet, dans toutes les déclarations de Kiev, le discours bien connu selon lequel l’Ukraine défend l’ensemble de l’Europe – et même le monde entier – contre l’invasion russe et, plus récemment, contre la crise alimentaire, résonne plus ou moins fort. L’Ukraine tente de convaincre ses partenaires occidentaux qu’ils doivent lui céder en tout pour leur propre bien alors qu’elle ne fait en fait que défendre son indépendance, son intégrité territoriale et ses propres intérêts, y compris économiques. Bien entendu, si l’Ukraine se faisait avaler par la Russie, cela constituerait une énorme menace pour la Pologne, mais cette perspective devrait logiquement empêcher les décideurs politiques de Kiev de dormir plus que ceux de Varsovie. La Pologne bénéficie en effet de garanties de sécurité grâce à son appartenance à l’OTAN. L’Ukraine, elle, ne peut pour le moment que rêver d’une adhésion à l’Alliance atlantique et elle reste à la merci du bon vouloir de ses alliés occidentaux. L’Ukraine a donc plus besoin de la Pologne que la Pologne de l’Ukraine et la Pologne pourrait faire meilleur usage de cette situation.
Un jeu pour une nouvelle ouverture ?
Le message de Denys Chmyhal, qui a donné le ton à d’autres attaques, s’est concentré sur la critique de la Pologne, pourtant si fortement pro-ukrainienne, alors que quatre autres États membres de l’UE, dont la Hongrie, accusée d’être pro-russe, sont en faveur du même blocus. Tout d’abord, on sait bien que tôt ou tard, en pénétrant sur les marchés européens, les agriculteurs ukrainiens devront s’attaquer à la concurrence polonaise, et il a apparemment été décidé de commencer dès maintenant. Deuxièmement, Varsovie a si souvent souligné son soutien désintéressé à son voisin et a si souvent démontré sa naïveté et son manque d’assurance qu’elle a dû apparaître comme un adversaire facile. Troisièmement, la Pologne a aidé l’Ukraine de manière si intensive que ses ressources pour un éventuel soutien supplémentaire sont pratiquement épuisées. Ainsi, même si Varsovie se vexe, Kiev ne perdra pas grand-chose (c’est du moins ce que les Ukrainiens peuvent penser).
En outre, toute tentative de la Pologne de discipliner l’Ukraine risque de se heurter aux objections d’acteurs plus puissants à l’Ouest. Et c’est là que nous arrivons au cœur du problème. De nombreux éléments indiquent que Zelensky a décidé de se détourner de Varsovie et de parier sur Berlin, Paris et Bruxelles, c’est-à-dire de suivre la voie tracée par son prédécesseur Petro Porochenko. En Pologne, une partie des commentateurs affirment que la rhétorique anti-polonaise est exclusivement l’apanage de Chmyhal. Celui-ci, dans le cadre d’une lutte politique interne, souhaiterait se distinguer du discours « pro-polonais » de Zelensky. Néanmoins, sur la question des céréales, le premier ministre et le président de l’Ukraine tiennent le même discours. Tous deux demandent l’aide de la Commission européenne dans leur différend avec la Pologne. Zelensky a déclaré publiquement que la levée du « blocus » de Varsovie lui avait été promise par Ursula von der Leyen elle-même. Pire encore, il l’a dit pendant la visite de son homologue polonais Andrzej Duda à Kiev. Le ministre allemand de l’agriculture, Cem Özdemir, a déclaré que l’interdiction polonaise des importations était « intenable ». Il a assuré que l’Allemagne, la France et « plusieurs autres pays » parlaient d’une seule voix sur la question. Il est donc très probable que Kiev forme une coalition contre la Pologne avec les acteurs les plus puissants de l’UE. Leur intérêt commun est évident : l’Ukraine veut inonder le marché polonais de ses céréales et vaincre un concurrent, tandis que l’Occident veut chasser le PiS du pouvoir, ce qu’une défaite de ce dernier dans l’affaire des céréales pourrait favoriser. Ou peut-être Zelensky s’est-il lassé de son amitié avec Andrzej Duda et, comme le suggère Zbigniew Parafianowicz du journal polonais Dziennik Gazeta Prawna, a-t-il décidé de parier sur une nouvelle ouverture politique en Pologne.
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Version intégrale (en anglais) sur Sovereignty.pl
Traduction : Visegrád Post