Par Yann P. Caspar.
Oscillant sans arrêt entre un état dysthymique et des épisodes de dépression majeure, mais aussi hongrois, Mihály Babits (1883-1941) cochait toutes les cases susceptibles de mener un homme au suicide, sauf une : il était un être incapable de violence physique, chose pourtant indispensable à quiconque aurait le projet de passer à l’acte.
D’une discrétion légendaire et d’un calme invariable, doué d’un aplomb tout modeste et d’une capacité à magnétiser par sa seule aura, Babits est le patron de la littérature hongroise de l’entre-deux-guerres. A la fois en raison de son amitié étroite avec le très influent critique Aladár Schöpflin et grâce au rôle de gardien du sanctum sanctorum que lui lègue le mécène Baumgarten à sa mort en 1928, il est la figure tutélaire du quart de siècle le plus prolifique de la littérature hongroise.
Avant de devenir le compagnon de route indéfectible de la revue Nyugat, Babits y fait publier, en 1913, le premier grand roman psychologique de la littérature hongroise, A gólyakalifa1. Écrit à la première personne, ce roman plonge le lecteur dans l’imbrication progressive des mondes réel et onirique du jeune Elemér Tábory. Alors qu’il vient de finir la traduction — à ce jour toujours inégalée — de l’Enfer de Dante, le trentenaire Babits montre avec son Gólyakalifa tout ce que corps et âme peuvent contenir de contradictoires, d’absurdes et d’insaisissables. Mais, contrairement aux fondateurs de la psychanalyse, il s’en tient à la description gratuite et n’envisage jamais la prescription tarifée. C’est qu’il entend simplement faire entrer dans la littérature de son pays un apport remuant les milieux bourgeois de cette Fin de siècle centre-européen : le postulat selon lequel l’homme s’explique par ce qu’il contient d’enfoui en lui.
Il est admis de dire que Mihály Babits est à la phrase ce qu’Endre Ady est au mot ; tous deux sont des dynamiteurs entendant méticuleusement jeter les bases d’un style singulier. D’apparence simple pour certaines d’entre elles, les phrases de Babits sont le résultat d’un travail de haute-horlogerie. Elles sont travaillées jusqu’à l’épuisement et toujours réduites à une fonction. Dans le cas du Gólyakalifa, l’entreprise stylistique de Babits consiste à pousser la description des va-et-vient incessants d’Elemér entre la réalité et le rêve jusqu’à une étonnante visualisation, non pas en s’adonnant à ce qui débouchera plus tard sur une détestable épidémie de littérature-scénario, mais en provoquant les mêmes sensations chez le lecteur que celles ressenties devant la projection d’un film. L’historien de la littérature István Nemeskürthy note d’ailleurs qu’il n’aura fallu que quelques mois au réalisateur Sándor Korda pour mettre Gólyakalifa en salle, et que Babits s’est abondamment inspiré du Dr. Jekyll de l’écossais R.L. Stevenson qui, par le biais du cinéaste Hans Heinz Ewers, donna Der Student von Prag au cinéma en 1913.
Babits réussit ce défi de quasi mise sur écran de la complexité psychologique pour des raisons cruellement prosaïques. Son grave penchant à la mélancolie, monnaie courante parmi les compatriotes de sa génération et de son métier, ne trouve aucunement son palliatif dans une quelconque forme de violence ; chez lui, le remède ne passe ni par la consommation, ni par la pendaison. Il le trouve dans une obsession pathologique pour la perfection et un enfermement studieux, ne tolérant que la compagnie de son épouse Sophie Török et des visites programmées et peu tapageuses, pour calmer ses phobies sociales. Sa correspondance avec Zsigmond Móricz et les témoignages de ses contemporains laissent entrevoir un homme quasi-impassible, renfermé sur lui-même, toujours inquiet, angoissé et s’amusant très peu. Dernier intellectuel hongrois de type Renaissance et ne se distinguant que par une imperturbable pudeur (« Ne sois pas si vierge, sois une pute comme nous », lui lançait-on souvent au café Centrál), il est le père ou le grand frère de toute une génération d’écrivains hongrois.
Grand solitaire, les boyaux toujours pris par la frustration, le sommeil sans arrêt violemment perturbé, il est le seul Hongrois de cette trempe à n’avoir pas nourri de ressentiment à l’égard de sa propre personne. La finesse avec laquelle il dépeint le chemin que parcourt Elemér Tábory vers la folie et sa perte aurait été inaccessible aux deux autres géants que sont Endre Ady et Attila József. Ces derniers auraient éclaté en plein vol s’ils avaient eu l’ambition de se changer en Elemér le temps de deux-cent pages. Babits, lui, tient la distance car il est non seulement un écorché vif, mais aussi un savant austère et respecté. Seul lui était capable de donner un aussi bon Gólyakalifa, de faire sortir au grand jour toutes ses violences intérieures sans que cela ne tourne au scandale, d’aller au centre de l’écrivain nécessairement nombril du monde sans verser dans l’étalage abscons de ses propres tiraillements. Tout aussi cinglé que ses compagnons, Babits avait ses traitements bien à lui : sobriété, travail et perfection. Un véritable patron chapeautant tous les génies délirants de son époque.
1 Babits Mihály, A gólyakalifa, Helikon, Budapest, 2018, 200 oldal