Par Raoul Weiss.
Roumanie – Certes, la jubilation de l’opposition roumaine est probablement un peu prématurée. En dépit d’une légère hausse (de 40% à 50%) par rapport aux législatives de 2016 (qui s’étaient soldées par un raz-de-marée du PSD), la participation, en hausse par rapport aux européennes précédentes, reste néanmoins inférieure à celle de toutes les élections législatives roumaines de la chute de Nicolae Ceauşescu à 2004. Les véritables gagnants de ces élections, comme de toutes les élections roumaines depuis le début du processus d’intégration euro-atlantique, sont donc l’indifférence, la désocialisation et l’émigration de masse.
Très médiatisé par la presse favorable à l’opposition (soit le plus gros de la presse roumaine et la quasi-intégralité de la presse occidentale), le vote des roumains vivants dans d’autres pays de l’UE ne concerne en réalité qu’une fraction de l’énorme population (de 3 à 5 millions, en fonction des estimations et des modes de calcul) qu’a perdu la Roumanie au cours des 20 dernières années ; souvent le résultat des arrivages les plus récents : de jeunes diplômés encore sous le coup de l’enthousiasme après avoir reçu, en Allemagne ou en Angleterre, les premiers salaires décents de leur vie, et pour qui « les valeurs européennes mises en danger par le PSD » sont avant tout l’exemption de visa qui permet leur ascension sociale (en termes relatifs par rapport à leur société de départ), tout en assurant dans la plupart des cas leur dénationalisation et leur intégration durable dans le Lumpen cosmopolite des banlieues occidentales.
Comme partout ailleurs en Europe, les citoyens sont implicitement conscients du fait qu’il n’existe pas d’État européen, savent que les députés qu’ils élisent vont siéger dans une parodie de parlement, et se laissent donc plus facilement aller soit à l’apathie (ce qui a visiblement été le cas d’une bonne partie de l’électorat potentiel du PSD), soit à des votes de protestation qu’ils ne risqueraient pas forcément à des scrutins nationaux ou locaux. Cela explique notamment une partie du succès des « Verts » à l’Ouest, et, en Europe centrale, de partis ultra-libéraux/LGBT récents adeptes d’un jeunisme et d’un dégagisme extrémistes, sans réalité territoriale, et qui existent finalement assez peu en-dehors des réseaux sociaux. C’est notamment le cas de la Hongrie (percée de Momentum), et plus encore de la Roumanie, où la percée de l’USR restera l’événement marquant de ces élections. Il est vrai que ce dernier, sur la dernière ligne droite, était devenu USR+, bénéficiant de l’implant « technocratique » de Dacian Cioloş (dont nous avons déjà parlé). La géographie électorale montre que cet essor de partis proposant non plus une alternative politique (au populisme, au conservatisme ou que sais-je), mais une alternative biologique à Sapiens Sapiens (tel que l’anthropologie le connaissait jusqu’à présent : se reproduisant par voie naturelle et hétérosexuelle, organisé en familles et en ethnies) est assez étroitement lié au phénomène de la métropolisation, qui supplante de plus en plus la fracture Est/Ouest du continent : au beau milieu de l’assez conservatrice Moldavie roumaine, l’USR a fini en première position dans la capitale régionale Iaşi.
Ajoutons que le président Klaus Johannis, qui faisait ouvertement campagne pour son parti le PNL, s’était efficacement employé à brouiller les cartes, en doublant ces élections d’un référendum très contestable, que le PSD avait appelé à boycotter. On peut se demander dans quel mesure cet appel au boycott (justifié dans la mesure où le référendum était anticonstitutionnel sur le fond) ne s’est pas retourné contre le PSD : la partie la plus radicale de son électorat, nettement eurosceptique, a pu être tentée de boycotter l’ensemble du scrutin – d’autant que c’est aussi la partie la plus orthodoxe, que le PSD a beaucoup déçu en mal organisant et en perdant en septembre dernier le référendum sur la définition de la famille.
On ne peut néanmoins pas passer sous silences les très mauvais résultats de la coalition gouvernementale, qui démentent en partie mes propres pronostics pré-électoraux : tombant, par rapport aux législatives de 2016, de 45% à moins de 24%, le PSD subit un grave revers, tandis que son partenaire de coalition, le parti de droite souverainiste ALDE (récemment exclu de la famille politique européenne du même nom – où sa présence relevait effectivement presque du malentendu), échouant à passer la barre des 5%, n’enverra aucun député à Strasbourg. Les habiles machinations de Klaus Johannis (jointes à la très mauvaise gestion tactique du PSD), la piètre estime des électeurs pour les institutions européennes et l’influence délétère d’un vote de déserteurs transnationaux pompeusement rebaptisé « diaspora » n’explique donc pas tout. Fondamentalement, cette Bérézina montre qu’une simple attitude de résistance au néo-libéralisme et à l’euro-mondialisme – surtout pour des partis au pouvoir – ne peut pas durablement suppléer à l’absence de programme et d’idéologie.
Le PSD avait (semble-t-il) cru pouvoir compenser son absence de doctrine par une approche gestionnaire, combinant principalement un opportunisme économique censé lui gagner les faveurs de la « classe moyenne » et un conservatisme sociétal destiné à arrimer le vote rural. L’échec du référendum de septembre 2018 avait déjà montré les limites de ce second pari. L’échec des européennes montre à présent que le premier était tout aussi fragile : à la différence de la Hongrie, et plus encore de l’Europe occidentale issue des Trente Glorieuses, la Roumanie n’a pas de classe moyenne au sens socio-culturel du terme, mais tout au plus une couche de salariés mieux payés que d’autres, pour la plupart au service de multinationales occidentales ayant délocalisé sur place des segments d’activité à faible valeur ajoutée (et/ou faciles à déménager, notamment dans l’industrie du logiciel). Il s’agit donc plutôt, pour s’exprimer comme Lénine, d’une très fragile « aristocratie ouvrière » comprador, dont le relatif et précaire bien-être est totalement lié au maintien de la structure de domination néocoloniale dont le PSD cherchait (ou disait chercher) à extraire le pays. Mauvais cheval ! D’autant plus que, obnubilé par sa fantomatique « classe moyenne » qui, en dépit d’excellents chiffres économiques, n’attendait qu’un USR de passage pour le poignarder dans le dos, le PSD s’est détourné, avec un mépris parfois agressif, du prolétariat rural (le plus pauvre d’Europe) qui lui était jadis acquis, mais qui dimanche dernier ne semble pas avoir pris le chemin des urnes : parmi les départements aux taux de participation les plus faibles, on trouve plusieurs des départements les plus pauvres du pays (dont Vaslui et… Teleorman, dont Liviu Dragnea est issu !) ; brimés au cours des derniers mois par une série de mesures (au demeurant sans grand impact économique) contre « l’assistanat », ces ruraux ont dû finir par trouver que le PSD leur vendait bien cher son opposition (d’ailleurs plutôt verbale) au sécularisme fanatique et à l’agenda LGBT (encore assez discret – faut-il le dire ? – dans leurs villages).
Quant à ALDE, à la pointe de la rébellion eurosceptique – exclu du groupe européen éponyme à la veille des élections par Guy Verhofstadt – qui traduit – entre autres – l’angoisse des milieux d’affaires locaux devant le rouleau compresseur des multinationales, son effondrement illustre à mon sens une autre tare du « populisme » roumain des quatre dernières années, dont le PSD n’est d’ailleurs pas exempt non plus. En dépit d’un rapprochement de dernière minute, aussi bruyant qu’opportuniste, avec le RMDSZ/UDMR de la minorité hongroise (au cours duquel on avait notamment vu C. P. Tăriceanu, le chef d’ALDE, s’essayer, avec plus de ténacité que de talent, au maniement de la langue hongroise…), ALDE, la droite du PSD et le PNL de Klaus Johannis ont en commun un bassin électoral nationaliste marqué par toutes les tares historiques du nationalisme roumain (que j’ai déjà évoquées ailleurs plus en détail), et notamment l’obsession magyarophobe, liée à la crainte irrationnelle de perdre le contrôle de la Transylvanie. Or, dans le contexte d’une alliance de facto entre la coalition de gouvernement PSD-ALDE et le RMDSZ/UDMR (rompue quelques jours à peine avant les élections), là était précisément le défaut de la cuirasse, que Klaus Johannis (ou son équipe de conseillers, roumains ou internationaux…) a su brillamment exploiter en propulsant en politique (et en tête de la liste PNL) le rhéteur magyarophobe Rareş Bogdan, lequel, dans un slogan mobilisateur de dernière minute, n’a pas hésiter à promettre à son électorat de « [les] débarrasser des Hongrois » (telle est, notons-le au passage cette « droite » roumaine pour laquelle l’évêque László Tőkés – en principe nationaliste hongrois – a, pour des raisons qui restent obscures, de facto fait campagne – bien que présent dimanche soir à la soirée électorale du FIDESZ à Budapest).
À la différence, par exemple, de Viktor Orbán, qui – entre autres dans son discours de Tusnád 2018 – s’est plusieurs fois employé à donner une interprétation nette et intelligible au projet national hongrois tel qu’il le porte, l’équipe Dragnea, pendant des années, s’est contentée de platitudes ronflantes sur une « souveraineté » mal définie et une roumanité folklorique de campagne électorale, dont le contenu reste dangereusement flou, et apte à reconvoquer à tout moment les fantômes d’un passé xénophobe dont le PSD n’a pas l’exclusivité, et que divers politiciens ALDE, PNL, mais aussi (originalité « à l’ukrainienne » de la vie politique roumaine) USR n’hésitent pas à exploiter quand l’occasion s’en présente. L’aura de mystique et de superstition entourant certains des mythes fondateurs de cette attitude politique dangereusement semblable à l’ultranationalisme ukrainien (aura dont le soussigné a d’ailleurs personnellement fait les frais lors de son expulsion récente) pourrait bien, à terme, donner à ce sentimentalisme patriotard les mêmes fruits qu’à la « révolution de la dignité » de Kiev.
Liviu Dragnea ayant, dès l’annonce des résultats, annoncé qu’il ne serait pas candidat à la présidence en automne, a aussi – comme par hasard – été condamné à trois ans et demi de prison ferme lors de l’audience de son procès « pour corruption » fort opportunément programmée pour le lendemain des élections. Sa carrière politique est probablement finie. Si tel est le cas, on pourra dire qu’il a mérité sa défaite. D’une part, en refusant de comprendre qu’aucun empilement de tactiques ne vaut une stratégie, et qu’à défaut de définir un projet de paix sociale et régionale acceptable à la fois par sa population et par les voisins de la Roumanie, il ne disposerait jamais des moyens, ni internes, ni externes de résister au Blitz des médias et des services secrets à la botte de l’Occident. D’autre part, à force de lâcheté et de reculades en série devant les intimidations de l’État profond et les coups de force de Klaus Johannis, dont la suspension – permise, voire réclamée par la constitution roumaine – aurait déjà été d’actualité de nombreuses fois depuis le début de son bras de fer avec le gouvernement PSD-ALDE. Cet opportunisme à la fois lâche et court-termiste explique aussi que (à la différence du FIDESZ depuis plus de vingt ans !) le populisme roumain n’ait jamais fait d’efforts sérieux pour se doter d’une vitrine médiatique sérieuse. Il paie aujourd’hui le prix de sa légèreté.
S’il devait jamais renaître de ses cendre après cette déculottée, le populisme roumain n’y parviendra qu’à condition d’en retenir les leçons, à savoir que
- Le souverainisme roumain ne vaincra qu’à condition de détruire l’État profond roumain, en renonçant au mythe de « l’intérêt national » dont la fin justifierait certains moyens, et à celui des « sécuristes patriotes ».
- La Roumanie, État le plus pauvre de l’UE, privé de 20% de sa population et sans capital propre, n’a pas les moyens (encore moins que la Pologne) d’une politique souveraine et conflictuelle ; elle peut être soit (ce qu’elle est en ce moment) une colonie doublée d’un allié de revers du mondialisme contre l’Europe centrale, simple territoire de manœuvre pour les armées (hard ou soft) de l’Occident, soit un allié de l’Europe centrale dans le cadre d’une politique de paix régionale qui implique aussi la reconnaissance des droits des minorités ethniques présentes sur son sol.
En attendant, bilan provisoire de la contre-offensive euro-mondialiste en cours : même si la Pologne et la Tchéquie tiennent bon pour l’instant, on peut considérer que la Hongrie du FIDESZ est désormais, au sein de l’UE, entourée de « régimes ennemis » sur trois flancs : Autriche, Slovaquie et Roumanie.