Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Dans tous les pays post-communistes intégrés dans l’UE et manifestant des velléités d’indépendance, les forces euro-mondialistes (qui chapeautent désormais aussi les structures atlanto-mondialistes laissées sur place par l’administration Obama, et que l’administration Trump n’a pour l’instant pas eu le temps / les moyens / la volonté de démanteler) sont désormais de toute évidence convaincues de l’impossibilité d’un retour au pouvoir par les urnes, et optent sous nos yeux pour une stratégie de la tension destinée à neutraliser le fonctionnement des démocraties centre-européennes.
Tandis que les élites euro-mondialistes roumaines ont pleinement conscience de l’unité de ce combat et comparent constamment le gouvernement en place à Bucarest à ce qu’elles appellent les « dictatures » du V4, les élites souverainistes roumaines, elles, tardent à prendre conscience de la communauté d’intérêt qui les lie désormais objectivement à la Hongrie de Viktor Orbán, à la Pologne du PiS, etc. Pourtant, les convergences sont on ne peut plus claires : de Varsovie à Bucarest et de Prague à Budapest, partout, une élite sociale tertiarisée et métropolisée (au sens donné à ce terme par le sociologue français Christophe Guilluy) assume désormais au grand jour son adhésion à une version occidentalisée de la vieille doctrine brejnévienne de la souveraineté limitée, considérant par exemple qu’il est dans l’intérêt de la Pologne / de la Roumanie de soumettre les tribunaux polonais / roumains aux directives de fonctionnaires bruxellois nommés, plutôt que de les laisser s’exposer à « l’influence »… des dirigeants démocratiquement élus par le peuple polonais / roumain. A la différence de la plupart de leurs homologues bobos occidentaux, ces partisans centre-européens de l’euro-despotisme éclairé ne cachent d’ailleurs plus du tout la raison d’un tel choix politique : leur perception à la fois méprisante et haineuse de leurs propres peuples, dans lesquels ils ne sont disposés à voir qu’un amas de ploucs culturellement arriérés (« racisme », « sexisme », etc.).
Dans l’idéologie, à tournure de plus en plus religieuse / sectaire, du mouvement #rezist roumain, notamment, cette idée d’une légitimité non seulement extra-démocratique, mais même anti-démocratique de la « lutte pour l’État de droit » débouche sur une justification de la violence politique dont les effets deviennent de plus en plus visibles. Le 17 novembre, deux activistes-vedettes du mouvement #rezist ont vandalisé la villa du député PSD Florin Iordache ; après l’adoption du rapport sur le Mécanisme de Coopération et de Vérification (MCV), très mal reçu par l’opinion roumaine (qui voit désormais ce genre de mécanismes comme ce qu’ils sont : des instruments d’intimidation coloniale), Florin Iordache s’était rendu « coupable » d’avoir, dans l’enceinte du parlement roumain, adressé un doigt d’honneur à l’UE – pratique certes peu élégante, mais dont l’exemple avait été donné, en juin 2018 et contre ce même PSD, par le député Cristian Ghinea du parti europhile USR (vitrine électorale du mouvement #rezist, qui demande à présent… des sanctions contre Iordache). Le tout, après des mois d’une campagne de presse anti-gouvernementale féroce marquée par l’abus prémédité de symboles de la fellation non-consensuelle. Cet enchaînement d’événements, qui se solde pour l’instant par de menus dommages matériels, pourrait sembler anecdotique
- s’il ne venait pas couronner une longue série de faits divers inquiétants, témoignant d’une radicalisation dangereuse du mouvement #rezist : provocation probablement préméditée lorsque ces mêmes activistes se réjouissent publiquement de la mort d’une gendarme roumaine mère de famille, tuée dans un accident de la circulation ; mais aussi actes de violence probablement spontanés, comme celui de ce Roumain résidant en Suède, mais de passage au pays, qui, le 11 novembre à Brăila, a précipité une voiture volée dans la foule d’un centre commercial, blessant dix personnes dont deux enfants, avant d’échapper de peu à un lynchage par la foule ; en état d’ébriété, l’auteur de l’attentat (que les juges ont classé « à la limite du terrorisme ») ne semble pas avoir appartenu à un réseau organisé, mais ses propos filmés immédiatement après l’attentat font clairement écho au discours des extrémistes #rezist ; et
- s’il ne semblait pas annoncer un crescendo de violence dont nous sommes peut-être loin de voir la fin, étant donné que #rezist a rendu publique son intention de réitérer le 1er décembre 2018 – fête nationale car date du centenaire de l’annexion de la Transylvanie – sa manifestation du 10 août dernier ; en violant sciemment la neutralité politique qui devrait entourer ce genre d’événements civiques, le camp #rezist avoue de facto son mépris total de la légalité démocratique, tandis que ses porte-parole parlementaires (le petit parti USR et le parti encore fantomatique MRÎ, en cours de formation autour de l’ancien commissaire européen Dacian Cioloș) appellent à la démission du gouvernement.
De façon symptomatique, le PNL de Klaus Johannis ne s’est pas joint à cet appel, craignant visiblement de voir son image publique associée à celle de cette tentative de putsch qui n’hésite plus à dire son nom ; d’une part, parce que, en cas d’échec de ladite tentative, le verdict des urnes risquerait de l’affaiblir considérablement aux élections européennes de 2019 et aux présidentielles roumaines qui suivront (dénués de réelle base sociale, l’USR et le MRÎ n’ont pas de problèmes de ce genre) ; d’autre part, parce que, même en cas de réussite du putsch, « l’investissement » occidental réalisé autour de la personne de Dacian Cioloș suggère fortement que Johannis et ses hommes pourraient être en train de perdre leurs appuis internationaux, et risquent bien de connaître – ironie de l’histoire – le sort d’ex-allié transformé en bouc-émissaire que Johannis avait lui-même fait subir à l’ex-président Traian Băsescu. Enfin, dans les arrière-bans du PNL, un certain nombre de figures publiques de moindre importance (comme les universitaires Adrian Papahagi et Mihai Neamțu) semblent avoir d’ores et déjà fait leur deuil du PNL et de l’USR, et annoncent la création d’un « nouveau parti de droite chrétienne » d’orientation « atlantiste » – probablement dans l’espoir de faire concurrence à la coalition PSD-ALDE dans la captation des faveurs de l’axe Trump-Netanyahu, mais aussi dans une attitude de déni de réalité face au divorce Berlin-Washington en cours – ce qui inspire un certain scepticisme quant aux chances de réussite d’un tel projet.
Pendant ce temps, la même « société civile » europhile manifeste à Prague et Bratislava, tandis que la Hongrie et la Pologne sont sur la sellette des « institutions européennes ».
Confrontés à cette attaque frontale contre la démocratie, les classes dirigeantes « illibérales » du V4 se montrent très majoritairement favorables à un euro-réformisme souverainiste sans rupture de l’Union – rupture dont les effets économiques supposés (à tort ou à raison) font peur à une partie de leur propre base électorale. Conscients du fait qu’une telle stratégie les mènera immanquablement au désastre à moins de constituer un front unitaire du refus de l’ingérence occidentale, tous ces pays ont, au cours de la décennie écoulée, considérablement révisé de facto leur position et leur discours concernant les vieux contentieux interethniques caractéristiques de la région – tendance dont les meilleurs exemples actuels sont probablement les (discrètes mais) fulgurantes réconciliations magyaro-slovaque et magyaro-serbe. En outre, en multipliant les déclarations d’amitié envers le monde orthodoxe, le très médiatique Viktor Orbán, champion de facto du camp illibéral, a, mine de rien, modifié en profondeur l’attitude historique de son parti, dont l’anticommunisme, jadis « géostratégique » (opposition à l’occupation soviétique alors encore perçue comme une manifestation « totalitaire » de la « barbarie orientale ») est désormais idéatique (refus du Nouvel Ordre Mondial des Occidentaux, présenté – à bon droit à mon avis – comme un héritier plus ou moins direct de l’utopie bolchévique).
À la pointe de ce mouvement d’unification, le FIDESZ hongrois a même adopté – notamment à l’endroit de la Roumanie – une politique proactive : tandis qu’en septembre 2018 les eurodéputés roumains du PSD ont presque tous voté en faveur du rapport Sargentini, consistant pour une large part à officialiser à l’international les mensonges sur la Hongrie mis en circulation localement par la presse de l’Open Society, deux mois plus tard presque jour pour jour, les eurodéputés FIDESZ ont voté contre un rapport MCV destiné à humilier la Roumanie selon une méthode quasi-identique – et ce, alors que les eurodéputés du PNL roumain de Klaus Johannis (collègues desdits députés FIDESZ au PPE !) votaient, eux… contre leur propre pays !
Et pourtant, l’axe Bucarest-V4 tarde à se mettre en place, du fait d’une inertie culturelle roumaine dont j’ai déjà exposé ailleurs certains motifs profonds. Victimes d’une vieille tradition d’exceptionnalisme roumain, les élites souverainistes roumaines (à savoir, pour l’instant : quelques intellectuels en vue, une dizaine de sites et deux ou trois journaux), tout en approuvant bruyamment la politique internationale de la Hongrie et (plus encore) de la Pologne, hésitent à répondre à la main-tendue hongroise.
Cette timidité périlleuse est, d’une part, le résultat de préjugés infondés, mais sincères, qui s’expliquent par la perméabilité du débat souverainiste roumain aux influences de divers publicistes chauvins qui – par conviction ou pour s’acquitter d’une mission – entretiennent savamment le folklore de paranoïa xénophobe qui avait déjà en son temps fait les riches heures de la dernière période (la plus dure) de l’ère Ceaușescu. Le plus célèbre d’entre eux, Dan Tănasa, un roumain vivant au Pays Sicule (région à très nette majorité ethnique magyarophone) a pour principal passe-temps de parcourir les bourgades sicules en arrachant les drapeaux sicules (jugés « anticonstitutionnels ») qu’il croise sur son chemin, et consacre le reste de sa « journée de travail » à une intense activité de dénonciation de « l’extrémisme hongrois » (lequel, rappelons-le, n’a à son passif aucune victime roumaine depuis des décennies, et n’a d’ailleurs jamais depuis la Seconde Guerre mondiale disposé de la moindre base armée). Compte tenu de l’importance de l’investissement (en finances et personnel) réalisé (de l’aveu même des concernés) par l’État profond roumain dans le « champ tactique de la presse » (sic), on peut raisonnablement se demander combien des collègues « anti-irrédentistes » de Dan Tănasa sont en réalité des agents du Service Roumain d’Information et d’autres structures para-policières, dont les mandants euro-mondialistes ont aujourd’hui un intérêt évident à entretenir ladite paranoïa ethnique.
D’autre part, la « lutte contre l’irrédentisme » fait partie des domaines dans lesquels ce même État profond roumain, dans ses actions répressives, se moque le plus effrontément des règles du droit – comme l’a récemment démontré l’expulsion arbitraire de l’auteur de ces lignes ; on peut donc aussi partir du principe que l’intimidation fonctionne, si bien que le milieu souverainiste roumain, quand bien même il commencerait à douter du bien-fondé de la narration « anti-irrédentiste », hésite probablement à rendre ses doutes publics.
L’ennui, c’est qu’en dépit de l’extrême patience et de la grande intelligence stratégique dont Budapest fait preuve en l’occurrence, l’histoire risque bien, le 1er décembre 2018, de tirer des traites sur la créance que constitue l’aggiornamento sans cesse repoussé au lendemain de la narration fondatrice du nationalisme roumain, bloqué dans la version qu’en ont produit, aux XVIIIe et XIXe siècles, plusieurs générations de patriotes roumains spécialement formés hors-sol pour faire de la Roumanie un allié de revers du monde allemand contre la Hongrie. Au Pays Sicule, une mobilisation – assez inopportune, il faut bien le dire, du point de vue du calendrier – est en cours en faveur de l’autonomie régionale. Aux « bavures » dont le camp #rezist va rechercher – de façon désormais non-voilée – le déclenchement à Bucarest s’ajoute donc un risque accru d’incidents interethniques en Transylvanie – risque d’autant plus élevé que l’État profond roumain, à la tête du personnel le plus nombreux de toutes les « communautés du renseignement » nationales d’Europe, semble bien avoir intérêt à ce que la situation dégénère. Ce 1er décembre 2018 qui, bien géré, aurait pu fournir l’occasion d’une grande réconciliation nationale et régionale, risque donc au contraire de devenir, non seulement pour la coalition gouvernementale conduite par Liviu Dragnea, mais aussi pour la Roumanie toute entière, le 1er décembre de tous les dangers.