Par Modeste Schwartz.
Hongrie/Roumanie – Désormais suivis et attendus y compris par la presse internationale, les discours annuels de Viktor Orbán à Tusnádfürdő sont généralement des professions de foi politiques et des feuilles de route stratégiques engageant – bien au-delà des rapports magyaro-roumains, ou de ceux de la Hongrie avec sa minorité extra-frontalière vivant sur territoire roumain – l’avenir de la Hongrie toute entière, et bien souvent aussi celui de la région, depuis qu’elle tente de se doter d’une identité institutionnelle, à travers, notamment, le Groupe de Visegrád, dont la forte personnalité d’Orbán est le moteur politique.
C’est ainsi que l’on pourrait, après une lecture (trop) rapide, interpréter aussi le discours tenu lundi dernier par László Kövér, président du Parlement hongrois et pilier historique du FIDESZ, lors de la cérémonie d’ouverture d’une série d’événements culturels hongrois à Cluj (ou Kolozsvár en hongrois, capitale historique de la Transylvanie) : à s’en tenir à un rapide passage en revue des thématiques abordées, on serait faussement tenté d’y voir uniquement une sorte de réplique sismique de moindre importance du très important discours prononcé 10 jours plus tôt par Orbán à Tusnádfürdő, sur cette même terre transylvaine, et devant un public apparemment constitué de cette même minorité nationale hongroise de Roumanie.
Les apparences sont trompeuses. A Tusnádfürdő, c’est-à-dire au Pays Sicule – enclave ethnique où les magyarophones sont très largement majoritaires, bien qu’elle se situe en plein milieu de la Roumanie – Orbán s’exprime de facto en terre hongroise, devant un parterre d’ailleurs largement constitué de caciques de son parti en excursion. Kövér, en revanche, parlait à Cluj, où les hongrois sont en minorité (15% selon les statistiques officielles – un peu plus en réalité, notamment durant l’année universitaire, du fait de la présence temporaire de nombreux étudiants sicules dans cette ville universitaire). Et pour peu qu’on le lise avec attention, on se rend compte que le discours de Kövér s’adressait en effet avant tout à la minorité hongroise locale en tant que minorité, et à la majorité roumaine qui l’entoure.
En voici un passage significatif :
« Nous autres Hongrois souhaitons à tous nos voisins la même chose qu’à nous-mêmes : un état-nation souverain, fort, capable de collaboration internationale, construit non pas sur l’idée d’exclusivisme national, mais sur le respect de la dignité de ses citoyens indifféremment de l’ethnie à laquelle ils appartiennent ; garantissant son identité, non seulement à l’ethnie majoritaire vivant sur son territoire, mais aussi aux communautés nationales qui y vivent en situation de minorité numérique ; capable d’assurer les conditions permettant de rester au pays et d’y prospérer à toutes ses communautés autochtones, à l’encontre des intérêts externes dits globaux. »
Face à une minorité hongroise transylvaine politiquement acquise au FIDESZ dans sa grande majorité par réalisme/opportunisme historique, mais dont les élites urbaines semblent mentalement attardées dans un libéralisme mondialiste des années 1990, Kövér met les pendules à l’heure, et contrecarre désormais ouvertement 27 ans de travail acharné de la société civile de marque Soros, fortement représentée à Cluj, pour convaincre ladite minorité que son statut minoritaire en fait fatalement l’otage du projet de « Société Ouverte » – c’est-à-dire que la société sans identités collectives, sans racines et sans hiérarchies axiologiques dont rêvent MM. Soros, Attali, Habermas & Cie serait la seule capable de garantir, face à « l’obscurantisme roumain » (réplique locale de la « barbarie russe »), la survie de cette minorité.
Il était grand temps. Méprisant ouvertement le conservatisme culturel de leur hinterland rural, les intellectuels hongrois transylvains (presque tous libéraux) avaient, ces temps-ci, poussé la logique délétère du culte des minorités jusque dans ses dernières conséquences, sans reculer devant aucune absurdité. A l’occasion de la récente organisation – amenée au forceps – d’une toute première Gay Pride à Cluj, sur les forums locaux en langue hongroise, on pouvait lire de nombreux commentaires affirmant sans intentions humoristiques apparentes qu’il était du devoir de tout hongrois (car « minoritaire ») de soutenir la communauté LGBT. Un appel à la raison rédigé en hongrois et signé par l’auteur de ces lignes, cherchant – sans homophobie aucune – à rétablir la nécessaire distinction entre minorités statistiques/structurelles (par exemple sexuelles) et minorités historiques/territoriales (par exemple ethniques ou religieuses), envoyé au site Főtér – qui encaisse pourtant des subventions du gouvernement hongrois – fut refusé sans autre forme de procès. Méprisés et ignorés en Hongrie pour leurs décennies de complicité avec les gouvernements néo-libéraux et antipatriotiques d’avant 2010, les rhéteurs libéraux de Budapest avaient même commencé à bâtir « des châteaux en Transylvanie », décrivant à longueur d’éditoriaux bucoliques « l’exil transylvain des hongrois de sensibilité européenne », qui fuiraient le « totalitarisme orbaniste ». Il s’agissait, en réalité, de quelques étudiants Erasmus (rentrés en Hongrie depuis lors : se seraient-ils réconciliés avec le « totalitarisme » ?), et des excursions très remarquées à Bucarest du philosophe tantôt socialiste, tantôt libéral G. M. Tamás, dont on pourrait considérer, eu égard à son âge canonique, qu’il a le mérite d’acclimater en Europe centrale la mode du troisième âge itinérant.
La mise au point de Kövér s’adresse aussi aux Roumains, et, là aussi, elle est salutaire. En effet, si, côté hongrois, la Transylvanie profonde fait peu de cas de l’agitation libérale-mondialiste de sites transylvains-urbains comme Transindex, préférant suivre les médias de Hongrie (et notamment ceux proches du FIDESZ), cette agitation, dûment relayée par cet allié objectif qu’est le nationalisme roumain chauvin (dominé par une propagande magyarophobe et russophobe savamment alimentée par une partie des services secrets, et certains réseaux atlantistes que j’ai décrits en détail dans un autre éditorial), avait fini par convaincre beaucoup de patriotes roumains – en dépit de l’admiration non-voilée que leur inspire souvent V. Orbán – qu’au moins sur le territoire roumain, les Hongrois devaient être considérés comme des âmes damnées du mondialisme, engagées dans un complot vengeur destiné à faire disparaître l’Etat-nation roumain.
En souhaitant à tous les voisins de la Hongrie – donc implicitement aussi aux Roumains – un état fort, Kövér exprime très probablement un vœu sincère du FIDESZ, qui sait avoir besoin à Bucarest d’un homologue patriote et volontariste, assis comme lui sur une solide majorité démocratique, car d’innombrables précédents de l’histoire diplomatique démontrent que tel est bien le profil du partenaire de négociation idéal – situé dans son propre camp au-dessus de tout soupçon de traîtrise – en vue d’assainir les relations magyaro-roumaines, notamment par l’obtention, pour le Pays Sicule, d’un statut d’autonomie (qui, malgré les dires de nombreux publicistes roumains jouissant des marques d’affection de Berlin et de Bruxelles, ne menace pas la souveraineté roumaine), par l’intégration régionale aujourd’hui bloquée par le refus des Occidentaux d’admettre la Roumanie (et donc aussi son port de Constanța, sur la Mer noire – concurrent potentiel des ports hollandais…) dans l’espace Schengen – bref, pour le dire avec les mots du grand poète hongrois Attila József (dont le père était roumain) : « mettre de l’ordre dans nos affaires communes ».
Les roumains sauront-ils recevoir le message de Kövér ? Vont-ils enfin comprendre que, coincés entre les intérêts et les appétits occidentaux, turcs et russes, ils ont absolument besoin de l’alliance hongroise (et, a fortiori, du V4) pour échapper à leur statut colonial de facto ? Quant à la minorité hongroise, saura-t-elle enfin résister à la tentation de se laisser transformer en cheval de Troie du mondialisme en Roumanie, et renoncer à la posture de donneur de leçons de civilisation si chère aux intellectuels hongrois libéraux de Cluj ? L’avenir le dira. En attendant, on ne peut que saluer le rôle extrêmement constructif qu’assume désormais le FIDESZ sur l’échiquier inter-ethnique des Carpathes orientales.