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Pologne : bobards garantis dans les médias français

Temps de lecture : 6 minutes

Pologne – Nous revenons sur un article publié le 23 avril 2020 sur le site de l’OJIM sur les médias français et la Pologne, en le complétant. Les 15 et 16 avril 2020, deux projets de loi citoyens examinés en première lecture par la Diète polonaise ont été l’occasion de nombreux bobards dans les médias français.

Ce n’étaient pas les seules initiatives citoyennes examinées ces jours-là, mais ce sont ces deux-là qui ont attiré l’attention : le projet Zatrzymaj Aborcję (Arrêtez l’avortement), qui avait recueilli 830 000 signatures de citoyens à l’automne 2017 (un record encore jamais battu pour ce type d’initiatives, dans ce pays de 38 millions d’habitants), et le projet Stop Pedofilii, qui avait recueilli 265 000 signatures à l’automne 2018.

Au-dessus de 100 000 signatures, la Constitution polonaise oblige la Diète à se pencher sur les initiatives citoyennes qui prennent alors le statut de projets de loi. Des projets qui peuvent être rejetés ou approuvés, avec ou sans modifications. Contrairement aux autres projets de loi, les projets de loi citoyens ne s’éteignent pas avec la fin de la législature mais doivent être à nouveau examinés en première lecture dans un délai de 6 mois après l’investiture des nouveaux députés. Comme il y a eu des élections parlementaires en octobre 2019, la Diète devait examiner ces deux projets avant la mi-mai 2020.

Projet de loi au congélateur par le PiS

Pour­tant, l’examen du pro­jet de loi « Arrêtez l’avortement » fig­u­rait le 15 avril dans un sujet de France Cul­ture inti­t­ulé « Quand les anti-IVG ten­tent de prof­iter de la crise du coro­n­avirus ». Dans cette revue de presse inter­na­tionale, la radio publique cite le jour­nal anglais The Guardian de la manière suiv­ante : « En Pologne, renchérit The Guardian, il y a de quoi s’in­quiéter aus­si : la ses­sion du par­lement qui s’ou­vre aujour­d’hui prévoit un vote sur un texte, déposé par des organ­i­sa­tions anti-IVG, qui restreindrait dras­tique­ment les pos­si­bil­ités d’a­vorte­ment avec l’ar­gu­ment qu’il faudrait désen­gorg­er les hôpi­taux en n’au­torisant que les actes médi­caux essen­tiels, l’IVG n’é­tant donc pas selon eux un acte essen­tiel, ce qui mérite claire­ment débat. Sauf que les rassem­ble­ments et man­i­fes­ta­tions sont inter­dits en ce moment en Pologne. Selon la Wibortzcha Gaze­ta à Varso­vie, même le gou­verne­ment très con­ser­va­teur dom­iné par le PiS ne sou­tient pas ce texte et devrait appel­er la majorité des députés à vot­er con­tre tout à l’heure. Mais la Pologne n’est pas la seule où les ligues anti-IVG ten­tent de prof­iter de la crise actuelle. »

Pré­cisons ici que l’argument selon lequel il faudrait désen­gorg­er les hôpi­taux en sus­pen­dant les IVG était en réal­ité absent des débats polon­ais. D’abord parce que l’IVG – inter­rup­tion volon­taire de grossesse – est inter­dite en Pologne sauf en cas de grossesse issue d’un viol, ce qui cor­re­spond générale­ment à un ou deux avorte­ments par an. Pas de quoi engorg­er les hôpi­taux ! En dehors de ce cas de fig­ure, seules sont autorisées en Pologne ce qu’on appelle en France des IMG, des inter­rup­tions médi­cales de grossesse, qui sont au nom­bre d’environ 2000 par an en Pologne. En l’occurrence, le pro­jet de loi « Arrêtez l’avortement » vise à sup­primer la clause de la loi polon­aise « rel­a­tive à la plan­i­fi­ca­tion famil­iale, à la pro­tec­tion du fœtus humain et aux con­di­tions autorisant une inter­rup­tion de grossesse » qui autorise les avorte­ments lorsque « les exa­m­ens pré­nataux ou d’autres indi­ca­tions médi­cales font appa­raître une forte prob­a­bil­ité de hand­i­cap lourd et irréversible du fœtus ou de mal­adie incur­able lui faisant courir un dan­ger de mort ». Une clause très large­ment inter­prétée par le corps médi­cal puisque la tri­somie 21 est la cause la plus fréquente des avorte­ments réal­isés chaque année dans les hôpi­taux polon­ais.

Par ailleurs, il serait utile qu’on explique aux jour­nal­istes de France Cul­ture qu’il n’existe pas de Wibortzcha Gaze­ta en Pologne. Sans doute fai­saient-ils référence au jour­nal Gaze­ta Wybor­cza. Pour l’anecdote, comme s’y attendaient la plu­part des médias polon­ais, la majorité PiS à la Diète a ren­voyé le pro­jet de loi « Arrêtez l’avortement » en com­mis­sion et le gou­verne­ment n’a pas appelé les députés du PiS à vot­er pour son rejet en pre­mière lec­ture, déce­vant ain­si les espoirs de France Cul­ture.

Contre-sens dans Marianne

Dans Mar­i­anne, on pou­vait lire les mots suiv­ants le 8 avril, une semaine avant la date prévue pour l’examen en pre­mière lec­ture des pro­jets de loi citoyens, dans un arti­cle inti­t­ulé « Pologne : coro­n­avirus ou pas, Jaroslaw Kaczyn­s­ki main­tient la prési­den­tielle » : « Une péri­ode d’instabilité rel­a­tive pour le pou­voir, qui pour­rait ten­ter de se remet­tre en selle en dur­cis­sant encore son dis­cours : la Diète doit ain­si exam­in­er la semaine prochaine deux pro­jets de loi « citoyens », émanant d’as­so­ci­a­tions ultra-catholiques proches du PiS : l’un vise, sous pré­texte de lut­ter con­tre la pédophilie, à crim­i­nalis­er l’éducation sex­uelle aux mineurs, et l’autre à inter­dire totale­ment l’avortement, même en cas de mal­adie con­géni­tale incur­able (qui con­stituent 98% des IVG en Pologne). Même Vladimir Pou­tine n’au­rait pas osé ! ». Une telle manip­u­la­tion, aurait-on envie de rétor­quer à l’auteur Anne Das­takian, même Le Monde n’aurait pas osé !

D’autant que le PiS blo­quait déjà le pro­jet de loi relatif à l’avortement depuis le print­emps 2018 en com­mis­sion, et qu’il l’a ren­voyé en com­mis­sion lors du vote du 16 avril, au grand dam de ces « asso­ci­a­tions ultra-catholiques proches du PiS ». En Pologne, ce ren­voi en com­mis­sion par­lemen­taire est ce qu’on appelle la tech­nique du « con­géla­teur de la Diète », et cela sert bien sou­vent à ne pas vot­er des pro­jets de loi que la majorité par­lemen­taire n’ose pas non plus rejeter, de peur de se met­tre à dos une par­tie de ses électeurs. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai à l’approche des élec­tions prési­den­tielles polon­ais­es nor­male­ment prévues pour le 10 mai, même si l’on ne sait pas à ce stade quand et com­ment ces élec­tions se dérouleront vu le con­texte épidémique.
Infox en série au sujet d’Ordo Iuris

« Ce jeu­di, la Diète devait se pencher sur un texte qui vise l’interdiction totale de l’avortement en cas de graves mal­for­ma­tions de l’embryon. Des man­i­fes­ta­tions ont eu lieu dans la rue, mal­gré le con­fine­ment, et sur Inter­net. », écrivait Libéra­tion le 15 avril. Libéra­tion cite alors une mil­i­tante pro-avorte­ment polon­aise : « Je n’arrive pas à croire qu’ils prof­i­tent de la pandémie pour repass­er ces lois ridicules ! ». « Cette artiste de 42 ans » man­i­fes­tait mal­gré l’interdiction des rassem­ble­ments de plus de 2 per­son­nes : « C’est la seule chose à faire, alors que le gou­verne­ment prof­ite de la crise pour détru­ire nos droits et la démoc­ra­tie. » Après avoir relayé ce bobard sur le PiS qui prof­it­erait de la pandémie pour remet­tre un pro­jet de loi citoyen sur le tapis, le jour­nal Libéra­tion se mélange les pinceaux lorsqu’il écrit : « Sor­ti du fri­go en plein con­fine­ment, le texte, rédigé par l’ultra-catholique insti­tut Ordo Iuris pour la cul­ture juridique (abrégé Ordo Iuris), prévoit de dur­cir la loi sur l’avortement, pour­tant déjà l’une des plus restric­tives d’Europe, résul­tat d’un com­pro­mis entre l’Église et l’État en 1993 ». En effet, Ordo Iuris, que l’on con­sid­ère cette organ­i­sa­tion comme « ultra-catholique » ou sim­ple­ment comme con­ser­va­trice et à sen­si­bil­ité catholique, n’est pas à l’origine de cette ini­tia­tive citoyenne. Ordo Iuris avait con­tribué à pré­par­er un autre pro­jet de loi citoyen rejeté par la Diète à l’automne 2016 et inti­t­ulé Stop Abor­cji (« Stop à l’Avortement »). Il est de notoriété publique en Pologne que le pro­jet de loi « Arrêtez l’avortement » remis à la Diète à l’automne 2017 a été pré­paré par une autre organ­i­sa­tion, Fun­dac­ja Życie i Rodz­i­na (la Fon­da­tion Vie et Famille), même si les juristes de l’Institut Ordo Iuris ont ensuite pub­lié un avis juridique favor­able à ce nou­veau pro­jet.

Con­fron­té à ce bobard médi­a­tique récur­rent dans les médias français de l’Institut Ordo Iuris présen­té comme l’auteur du pro­jet de loi citoyen exam­iné à la Diète les 15–16 avril 2020, l’Observatoire du Jour­nal­isme a toute­fois con­tac­té par télé­phone le prési­dent d’Ordo Iuris, Me Jerzy Kwaśniews­ki, qui nous a con­fir­mé qu’Ordo Iuris n’est pas l’auteur de ce pro­jet. Il nous a aus­si con­fir­mé une autre infor­ma­tion con­nue des médias polon­ais, à savoir qu’Ordo Iuris n’est pas non plus à l’origine du pro­jet de loi Stop Ped­ofil­ii (Stop à la pédophilie) égale­ment exam­iné à la Diète polon­aise les 15–16 avril, même si Libéra­tion lui impute égale­ment ce deux­ième pro­jet dans son arti­cle du 15 avril inti­t­ulé « IVG en Pologne : ‘Le gou­verne­ment prof­ite de la crise pour détru­ire nos droits’ ». Il s’avère d’ailleurs dans cet arti­cle que Libéra­tion con­fond l’initiative de 2016 (rejetée en deux­ième lec­ture par la Diète en octo­bre 2016) et celle présen­tée à la Diète un an plus tard, et qui fai­sait l’objet d’un nou­veau vote en pre­mière lec­ture en ce mois d’avril 2020. Libéra­tion écrit en effet que « Le texte pro­pose égale­ment de punir les femmes qui ont recours à l’avortement, et les soignants qui l’exécutent, d’une peine de cinq ans de prison. », ce qui est par­tielle­ment vrai, mais unique­ment en ce qui con­cerne pro­jet de loi de 2016.

Elle et le journalisme qui recopie

Ces nom­breux bobards de Libéra­tion ont ensuite été repris dans Elle, avec un arti­cle inti­t­ulé « Covid-19 : le Par­lement polon­ais tente de restrein­dre l’avortement et l’éducation sex­uelle ». Se référant à l’article du quo­ti­di­en de gauche, Elle explique en effet sans rou­gir à ses lec­tri­ces : « À l’initiative de l’Institut catholique et con­ser­va­teur Ordo Iuris, la mal­for­ma­tion du fœtus pour­rait être sup­primée des con­di­tions qui accor­dent le droit d’avorter. Cette con­di­tion con­stitue pour­tant 95% des IVG pra­tiquées dans le pays, rap­pelle ‘Libéra­tion’». Le pro­jet de loi restric­tif, inti­t­ulé ‘Stop­pons l’avortement’, prévoit cinq ans de prison pour les femmes ayant recours à l’IVG et le per­son­nel médi­cal l’ayant réal­isée. Ce pas­sage en force d’Ordo Iuris, proche du par­ti prési­den­tiel d’extrême-droite PiS (« Droit et Jus­tice »), pour­rait être ren­du pos­si­ble en rai­son du con­fine­ment. À cause de cette mesure, aucun rassem­ble­ment de plus de deux per­son­nes n’est autorisé dans l’espace pub­lic. Les défenseurs de l’avortement ne peu­vent donc pas man­i­fester leur désac­cord et faire pres­sion sur le gou­verne­ment, comme ils l’avaient fait en 2016 et 2018 ».

 

Cet article a paru initialement sur le site de l’OJIM.