Pologne – Alors qu’il n’avait pas encore été publié, le projet de rapport du Parlement européen contre la Pologne a été envoyé mardi matin aux membres de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (« Commission LIBE »). Ce projet de rapport est en même temps une proposition de résolution du Parlement européen dans le cadre de la procédure de sanction sous le régime de l’article 7.
Les reproches faits à la Pologne
Les auteurs du document y font part de leurs inquiétudes pour le processus électoral, l’indépendance de la justice et la protection des droits fondamentaux en Pologne. On y trouve une nouvelle fois toute la litanie des reproches faits aux gouvernements du PiS en Pologne, à commencer par la « politisation » du Tribunal constitutionnel en 2016 et en passant par le fait que le parlement polonais se permet aujourd’hui de voter des lois importantes en l’absence d’un Tribunal constitutionnel indépendant du pouvoir politique. En même temps, ce projet de rapport de la Commission LIBE est un aveu d’impuissance du Parlement européen. Il regrette en effet amèrement le fait que le Conseil européen refuse toujours de se saisir de la procédure de sanction sous le régime de l’article 7 lancée en décembre 2017 par la Commission européenne. Le Conseil (et donc les États membres) est critiqué parce que cette question n’a plus été abordée en son sein depuis décembre 2018. Les eurodéputés se plaignent aussi dans ce rapport que l’article 7 du Traité sur l’Union européenne a une portée de toute façon trop réduite, estimant qu’il faudrait élargir son application à tous les types de menaces pour la démocratie et les droits fondamentaux. La conclusion du rapporteur est qu’il faut absolument mettre en place un nouveau mécanisme de surveillance de la démocratie, de l’État de droit et des droits fondamentaux qui donnerait la possibilité (en contournant les traités) de suspendre le versement des fonds européens en cas de constatation d’une violation des « valeurs européennes » dans un État membre de l’UE.
L’avortement érigé au rang de droit fondamental par les eurodéputés
Par ailleurs, le projet de rapport mentionne le droit à l’avortement parmi les droits fondamentaux – alors qu’un tel droit n’est pas reconnu au niveau européen et international – et il critique la Pologne pour le fait que son parlement a débattu, pendant la pandémie de COVID-19, d’initiatives citoyennes en matière d’avortement et d’éducation sexuelle. Le rapport oublie à cette occasion de préciser que la Diète nouvellement élue (en octobre 2019) avait 6 mois pour examiner ou réexaminer ces projets en première lecture à compter du début de sa première session, et qu’elle n’avait donc pas d’autre choix que de se saisir de ces initiatives citoyennes pendant la crise sanitaire. Du reste, la Pologne est même attaquée dans ce rapport pour le fait qu’il y a eu des discussions au parlement sur l’éventualité d’un prolongement du mandat du président Andrzej Duda, ce qui nécessiterait une modification de la Constitution. En fait, toutes les grandes réformes autres que sociales mises en œuvre par le PiS depuis 2015 y sont critiquées, ce qui rappelle l’approche du rapport Sargentini sur la Hongrie qui avait servi de base au lancement de la procédure de l’article 7 contre ce pays en septembre 2018 (au moyen d’un vote d’ailleurs contesté). D’autres questions sont encore abordées, telle l’apparition en Pologne de « zones libres de la prétendue ‘idéologie LGBT’ ». Plus loin, dans l’explication accompagnant le projet de résolution, il est écrit : « Le rapporteur regrette beaucoup de voir apparaître au sein de l’Union européenne des zones se déclarant libres d’idéologies qui n’existent même pas ».
Le projet de résolution contre la Pologne enjoint en outre à la Commission européenne de demander à la Cour de Justice de l’UE (CJUE) qu’elle ordonne la suspension du Conseil national de la magistrature et de la Chambre du Contrôle extraordinaire de la Cour suprême en Pologne, après avoir déjà émis une ordonnance provisoire pour la suspension de la Chambre disciplinaire de cette même Cour. Chose curieuse, le rapporteur de la Commission LIBE ne se contente pas de feindre d’ignorer que la CJUE n’est pas compétente, à la lumière des traités européens, pour suspendre les organes judiciaires des pays membres de l’UE. En effet, il est aussi affirmé dans ce projet de rapport de la Commission LIBE que la CJUE a donné à chaque tribunal polonais la capacité de refuser de reconnaître la validité des jugements prononcés par d’autres tribunaux lorsque les juges de ces tribunaux ont été nommés par le Conseil de la magistrature réformé par la nouvelle majorité parlementaire. En réalité, dans son arrêt du 19 novembre 2019, la CJUE a prétendu octroyer cette compétence à la seule Cour suprême, ce par quoi elle outrepassait déjà ses compétences découlant des traités européens et ce qui était en contradiction avec la constitution polonaise, qui ne donne une telle compétence qu’au Tribunal constitutionnel (la Cour suprême polonaise étant en fait une cour de cassation). Le Tribunal constitutionnel polonais a d’ailleurs confirmé par un jugement rendu le 20 avril dernier que la Cour suprême ne pouvait pas suspendre une de ses chambres et que la CJUE ne pouvait pas lui octroyer une telle compétence.
Le « Défenseur des droits » du général Jaruzelski invité à titre d’expert en droits de l’Homme pour la Pologne
Une source proche du député au Parlement européen Nicolas Bay (RN) signalait par ailleurs l’intervention lundi, dans le cadre des dernières préparations du projet de rapport, d’une ancienne juge du Tribunal constitutionnel polonais qui avait été nommée à ce poste par le parti social-démocrate SLD, héritier de l’ancien parti communiste polonais, et qui est très engagée politiquement contre le PiS. L’ex-juge du Tribunal constitutionnel Ewa Łętowska avait été le premier Défenseur des droits à la création de cette institution par la dictature communiste en 1987, et elle a été invitée par la Commission LIBE à venir parler des problèmes de respect des Droits de l’Homme dans la Pologne gouvernée par le PiS. Face au rappel par le député français Nicolas Bay et le vice-ministre polonais de la Justice Sebastian Kaleta de son passé de « Défenseur des droits » choisi par le général Jaruzelski, Mme Łętowska a répondu, selon les personnes présentes, qu’elle n’avait pas été nommée à ce poste par le pouvoir communiste mais par la Diète polonaise !
Potwierdzam, prof. Łętowska wyraziła dumę z tego KTO ją powołał na RPO… https://t.co/6woLzS99mt
— Sebastian Kaleta (@sjkaleta) May 18, 2020
C’est plutôt fort de café quand on sait que la Diète en question était à l’époque entre les mains du parti communiste et que toutes les élections parlementaires étaient fictives, comme dans les autres « démocraties populaires » du bloc de l’Est. Łętowska est d’ailleurs connue pour avoir répondu en 1988 aux demandes d’intervention contre les délits commis à l’encontre des citoyens par la police politique du régime communiste que, en tant que Défenseur des droits, elle n’avait « pas l’intention d’usurper le droit de remplacer les centres de décision politique pour ce qui est d’émettre des jugements et prendre des mesures ». Visiblement, le pouvoir communiste imposé de l’extérieur (par la Russie soviétique), qui tabassait et emprisonnait ses opposants, voire les assassinait à l’occasion (y compris à la fin des années 80), lui posait moins problème en matière de droits civiques que le pouvoir démocratique que se sont choisi les Polonais dans le cadre des élections libres conduites en 2015 et en 2019 !
Les coulisses de l’élaboration du rapport contre la Pologne
La séance de lundi, qui se déroulait en visioconférence, réunissait le groupe de surveillance de l’État de droit et des droits fondamentaux créé en juin 2018 dans le cadre de la Commission LIBE. Le président de la Commission LIBE, Juan Fernando López Aguilar, prenait aussi part à cette séance à distance du groupe en question puisque c’est lui qui a hérité du rôle de rapporteur pour la Pologne et la procédure de l’article 7 après les dernières élections au Parlement européen. Jusqu’en mai 2019, le rapporteur était le travailliste britannique Claude Moraes.
Le groupe de surveillance de l’État de droit et des droits fondamentaux est quant à lui présidé par la Néerlandaise Sophie in ’t Veld du groupe centriste-libéral Renew Europe. Depuis plus de quatre ans, la Néerlandaise Sophie In ’t Veld participe activement à la critique du gouvernement polonais et soutient toutes les actions engagées contre la Pologne par la Commission européenne.Elle a toutefois reconnu dès le mois de juin 2016 sur son profil Facebook que d’autres pays, comme par exemple la France, pourraient tout aussi bien être la cible de ces actions de sauvegarde de l’État de droit, et que le choix de la Pologne ou de la Hongrie était dicté par des considérations politiques. Du reste, la vision qu’a Mme In ’t Veld de l’État de droit et des droits fondamentaux est très particulière, comme on peut s’en convaincre à la lecture de ce curieux article rédigé en 2011 pour le quotidien britannique de gauche The Guardian, sous le titre The rise of Europe’s religious right (La montée de la droite religieuse européenne). Dans cet article, l’actuelle présidente du groupe de surveillance de l’État de droit et des droits fondamentaux critique la trop grande influence des Églises chrétiennes dans de nombreux pays européens et le fait qu’en raison de cette position forte des Églises on permette à ces États de refuser l’avortement et le mariage entre personnes de même sexe. Sophie In ’t Veld énumère ensuite toute une série de prétendus abus de la part des Églises chrétiennes et des privilèges dont les chrétiens bénéficieraient au détriment de la liberté d’expression et des droits des homosexuels. En 2009 l’eurodéputé néerlandais Sophie in ‘t Veld demandait que l’ex-maoïste José Barroso, qui était alors président de la Commission européenne, condamne les vues de Benoît XVI concernant l’homosexualité et la théorie du genre. La même année, in ’t Veld soutenait publiquement une pétition en faveur de la légalisation de l’avortement dans l’ensemble de l’Union européenne. Lors du « débat » sur la Pologne organisé au Parlement européen en novembre 2017, la Néerlandaise, réagissant à l’intervention du député polonais Ryszard Legutko (PiS) en qualité de rapporteuse du Parlement européen pour la création d’un mécanisme européen de contrôle du respect de l’État de droit et des droits fondamentaux, s’exprimait ainsi : « Monsieur Legutko, si vous demandez du respect, alors pourquoi ne respectez-vous pas les autres ? Vous n’avez aucun respect pour les droits des femmes, aucun respect pour les personnes LGBTI, aucun respect pour les gens qui ne partagent pas votre religion, et aucun respect pour les gens qui ne partagent pas vos opinions. Ce que je trouve frappant, c’est que le programme du gouvernement du PiS ressemble au programme de M. Poutine ». In ’t Veld a ensuite ajouté, reconnaissant ouvertement que ce « débat » ne porte pas sur la Pologne mais sur « l’État de droit » en général : « Il nous faut un vrai mécanisme, plus large, qui s’applique à tous les États membres et qui ne laisse pas aux États membres le loisir de se juger eux-mêmes. »
Quant au socialiste espagnol Juan Fernando López Aguilar qui préside la Commission LIBE, le 30 janvier dernier il demandait aux représentants de l’opposition polonaise comment le Parlement européen pouvait encore les aider. « Que peut-on encore attendre de lui [du PE, NDLR] ? Parce que nous, dans la situation actuelle, nous avons fait tout ce qui était possible », a lancé López Aguilar, suscitant une réaction nerveuse de l’eurodéputé Radosław Sikorski, du parti libéral polonais Plateforme civique (PO) : « Veuillez tenir compte du fait que nous sommes filmés, faites attention à ce que vous dites ».
Ainsi que le confirme une source au sein de la Commission LIBE, ce sont justement Sophie in ’t Veld et Juan Fernando López Aguilar qui ont invité le Défenseur des droits du général Jaruzelski à venir parler des droits de l’Homme dans la Pologne du PiS lundi devant les membres du groupe de surveillance de l’État de droit et des droits fondamentaux.
Une délégation de la Commission LIBE s’était rendue à Varsovie en septembre 2018. Il était déjà clair, au vu des interlocuteurs sélectionnés par la Commission LIBE, que le document final serait forcément très critique vis-à-vis de la Pologne gouvernée par le PiS. Les efforts du député français Nicolas Bay (groupe Europe des nations et des libertés, devenu aujourd’hui Identité et Démocratie) et du député polonais Marek Jurek (groupe Conservateurs et Réformistes européens) pour obtenir un plus grand pluralisme d’opinions n’avaient alors pas donné de résultat face à la volonté de la majorité d’aller à Varsovie non pas pour s’enquérir de la situation réelle mais pour confirmer les thèses pré-établies du rapporteur. Le projet de rapport doit être présenté à l’ensemble de la Commission LIBE le 25 mai à 14h. On ne connaît pas encore la date du vote en commission de ce rapport devant servir de base à la future résolution du Parlement européen.
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Les points de vues exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement ceux de la Rédaction.
Article publié originellement le 19 mai sur le site de l’hebdomadaire polonais Do Rzeczy. Traduit et mis à jour le 20 mai pour le Visegrád Post.