Pologne – Le lundi 3 octobre, le ministre polonais des Affaires étrangères polonais Zbigniew Rau envoyait à Berlin une note diplomatique dans laquelle Varsovie exige le versement de 1,3 billion d’euros (1300 milliards !) à titre de réparations pour le préjudice causé par la Seconde Guerre mondiale. Comme l’a remarqué le journal allemand Die Welt (cité par i.pl), le ministre polonais a signé cette note le jour où les Allemands fêtaient l’anniversaire de la réunification de leur pays après l’effondrement du communisme soviétique en Europe centrale.
En visite à Varsovie le lendemain, la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Verts), pressée par les journalistes, a répété la formule habituelle des gouvernements allemands successifs quand les Polonais ou les Grecs évoquent cette question des réparations, soit, en substance, que l’Allemagne reconnaît pleinement sa responsabilité et ses crimes, mais que la question des réparations est close depuis longtemps.
La Pologne est le pays qui a le plus souffert de la Deuxième guerre mondiale, avec des destructions énormes et surtout la perte de 6 millions de vies (dont 3 millions de Juifs) sur environ 35 millions d’habitants que comptait la Pologne d’avant-guerre. Pourtant, les compensations versées par l’Allemagne aux victimes polonaises de la guerre ne totalisent, selon une étude du Bureau des analyses de la Diète polonaise publiée il y a cinq ans, seulement 600 millions de marks, soit moins de 1 % des sommes payées par la République fédérale d’Allemagne aux pays d’Europe occidentale, aux États-Unis et à Israël.
Côté allemand, on estime que la Pologne a définitivement renoncé aux réparations en 1953. Côté polonais, on fait remarquer que la renonciation de 1953 violait la constitution polonaise de l’époque, qu’elle était le fait d’un gouvernement communiste non souverain agissant sous la pression de Moscou et qu’en outre elle ne visait que la RDA est-allemande. Or l’Allemagne actuelle est l’héritière légale de la République fédérale d’Allemagne (RFA), pas de la RDA.
Arrivés au pouvoir à l’automne 2015, les conservateurs du PiS avaient donc entrepris de s’attaquer à ce sujet qu’ils estiment important également dans le cadre de leur politique historique. Ils perçoivent en effet chez les Allemands une forme de révisionnisme consistant à ne parler que du génocide perpétré contre les juifs en oubliant les crimes terribles commis en Pologne également contre la population non juive, même si ces crimes n’avait pas la même dimension de génocide systématique planifié et organisé. Pire encore aux yeux des Polonais, la politique historique allemande tendrait de plus en plus à reporter une partie de la culpabilité pour la Shoah sur les populations des pays occupés d’Europe centrale et orientale présentées comme plus antisémites encore que les Allemands de l’époque nazie. La Pologne avait été particulièrement scandalisée par la sortie en 2013 d’un téléfilm produit par la télévision publique ZDF qui présentait justement les partisans de l’Armée de l’intérieur polonaise (AK) comme nettement plus antisémites que les soldats de la Wehrmacht. Un autre symptôme de ce révisionnisme aux yeux des Polonais, c’est l’utilisation qui est parfois faite dans certains médias allemands de l’expression « camps de la mort polonais » pour parler des camps d’extermination de l’Allemagne nazie en Pologne occupée.
En présentant leurs exigences le 3 octobre, les Polonais, et notamment le ministre des Affaires étrangères Zbigniew Rau et le chef du PiS Jarosław Kaczyński, ont donc insisté sur l’impératif plus moral encore que financier de réparations à la hauteur du préjudice pour clore définitivement ce chapitre et construire une amitié entre les deux peuples sur des bases solides. Officiellement, si cette exigence prend une forme officielle seulement maintenant, c’est parce que les autorités polonaises attendaient la publication d’un rapport concernant la valeur estimée des destructions causées par l’Allemagne nazie en Pologne. Commandé il y a plusieurs années, ce rapport a été rendu public le 1er septembre dernier.
Pour Die Welt, cela veut dire que la question des réparations soulevée par la Pologne dans les relations bilatérales depuis 2017 a désormais le rang de litige entre les deux pays.
« Même s’il n’y a pas de tribunal qui pourrait délivrer une sentence dans cette affaire », écrit le journal allemand, « la pression sur Berlin va s’accroître et le gouvernement allemand va devoir agir différemment sur cette question, p.ex. en formulant des contre-propositions. Une chose est sûre : cette affaire va peser encore plus sur des relations germano-polonaises déjà tendues ».
Et si ces relations sont déjà tendues, c’est notamment parce que dans le camp gouvernemental en Pologne, on estime – et beaucoup, comme Jarosław Kaczyński le disent à haute voix –, que Berlin y est pour beaucoup dans les conflits initiés ces dernières années par Bruxelles à l’encontre de Varsovie. La présidente de la Commission européenne est une Allemande de la CDU et était ministre de la Défense du gouvernement Merkel avant son parachutage à Bruxelles. Au Parlement européen, le président du Parti populaire européen (PPE), très vindicatif vis-à-vis des gouvernements polonais et hongrois, est également un Allemand (Manfred Weber, de la CSU), et l’Allemagne, par son poids économique, la forte présence de ses ressortissants aux postes clés des instances de l’UE et le nombre de ses députés au Parlement européen, semble jouer un rôle prépondérant dans la croisade contre les gouvernements conservateurs de l’ancienne Europe de l’Est depuis que ceux-ci ont refusé le principe de la relocalisation des immigrants illégaux en 2015.
Si cela n’est généralement pas dit à voix haute, il est donc permis de penser que la formulation par la Pologne de l’exigence de réparations de guerre n’est pas sans lien avec le fait que la Commission dirigée par Ursula von der Leyen refuse toujours de verser à la Pologne et à la Hongrie le moindre centime au titre du plan de relance Next Generation EU pourtant cofinancé par ces pays et aussi avec le fait que cette même Commission retient des sommes croissantes sur les fonds du budget versés à la Pologne au titre des astreintes ordonnées par la CJUE (à la demande de la Commission) pour le refus polonais de fermer (à titre « conservatoire » !) une de ses principales mines de charbon (bien lui en a pris, car elle manque aujourd’hui cruellement de cette matière première !) et au titre du retard pris par les Polonais pour supprimer la Chambre disciplinaire créée auprès de sa Cour suprême et contestée par la Commission.
En effet, jusqu’ici, il était tacitement admis que, pour ne pas répéter les erreurs commises après la Première Guerre mondiale, on ne demanderait pas à l’Allemagne de réparer financièrement le préjudice qu’elle a causé en 1939-45. En échange, les Allemands acceptaient d’être les principaux bailleurs de fonds du budget européen pour faire tourner un Marché unique dont leur économie est par ailleurs la première à bénéficier. Mais puisque, désormais, les fonds européens financés par l’Allemagne ne sont pas versés aux « petits » pays récalcitrants qui n’acceptent pas que les institutions bruxelloises dominées par Berlin empiètent sur les compétences qui devraient leur être réservées en vertu des traités…
En acceptant de lever son veto face au nouveau mécanisme « d’État de droit » négocié par la présidence allemande du Conseil européen avec le Parlement européen, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a pris des risques vis-à-vis de sa majorité et de son électorat, en faisant le pari de la bonne foi de ses partenaires européens et des institutions bruxelloises. Aujourd’hui, le camp conservateur majoritaire en Pologne estime avoir été floué et il est devenu clair pour lui que, quoi qu’il fasse, aucun fonds du plan de relance européen ne sera alloué à la Pologne avant les prochaines élections, en 2023, ce que les principaux dirigeants polonais reconnaissent aujourd’hui. D’une certaine manière, on peut donc voir la demande polonaise de réparations de guerre à un gouvernement Scholz qui a fait de la fédéralisation de l’UE un de ses objectifs comme la réponse du berger à la bergère.