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« Bandéristes » arc-en-ciel

Temps de lecture : 8 minutes

Article paru dans l’hebdomadaire libéral-conservateur polonais Do Rzeczy 41/2022 du 10 octobre 2022.

Kiev préfère signer, avec la gauche occidentale, un « pacte avec le Diable » plutôt que d’être victime de l’impérialisme de Moscou. C’est pourquoi le patriotisme ukrainien prend de plus en plus les couleurs de l’arc-en-ciel LGBT. Cela vaut aussi pour le nationalisme néo-bandériste. Et tout cela grâce à Poutine.

Certains membres de la droite polonaise craignent que l’Ukraine, sous l’influence d’un Occident qui la soutient, ne devienne un « avant-poste du mondialisme », un « rempart du gauchisme » sous cette latitude. Après tout, la cause première de la guerre était l’Euromaïdan, une révolution en défense de l’orientation pro-occidentale du pays. Les Ukrainiens étaient sans doute le seul peuple au monde prêt à mourir pour l’Union européenne avec, sur les lèvres, le slogan « Ukraïna tsè Yevropa » (Україна – це Європа – L’Ukraine, c’est l’Europe). La Russie a attaqué pour rendre cette orientation impossible. Cela signifie-t-il qu’il y a une guerre en Ukraine entre le mondialisme et le libéralisme de gauche d’une part et le conservatisme d’autre part ? Moscou aimerait beaucoup que les conservateurs ukrainiens et occidentaux (y compris polonais) croient en cette vision simpliste. La réalité est cependant plus complexe. En réalité, l’Ukraine doit aujourd’hui adopter les valeurs de gauche de l’Occident afin de maintenir ses valeurs de droite.

Sur les bords du Dniepr, les conflits idéologiques n’ont jamais été aussi vifs que sur les bords de la Vistule. Bien entendu, les milieux d’extrême gauche ont tenté d’imposer leur programme, et les nationalistes (néo-bandéristes, en l’occurrence) leur ont résisté. Mais cela se déroulait à la marge du débat public. D’autant plus qu’au cours de la dernière décennie, les Ukrainiens ont été confrontés à un problème plus grave que la rivalité entre la droite et la gauche. Ce problème, c’était – et c’est toujours – la menace de l’impérialisme russe. Le dilemme n’était pas entre le conservatisme et le libéralisme, mais entre l’Est et l’Ouest. C’est-à-dire entre une Russie impériale culturellement proche, matériellement pauvre, militairement agressive et géopolitiquement expansive et un monde euro-atlantique culturellement éloigné, matériellement riche, militairement non agressif mais politiquement expansif. En outre, il y avait un autre point de divergence fondamental. Les Ukrainiens ne tolèrent tout simplement pas le despotisme et la domination par la force qui caractérisent la culture politique russe, comme l’ont clairement démontré deux révolutions survenues à moins d’une décennie d’intervalle. Avec leur tradition oligarchico-ochlocratique, ils sont plus proches d’une forme de démocratie occidentale certes imparfaite mais malgré tout plus libertarienne que l’autoritarisme moscovite.

Voir notre entretien avec l’universitaire ukrainien Andriy Shkrabyuk :
« L’Ukraine est un mélange de religiosité orientale et de traditions politiques occidentales »
(4 mars 2022)

Le pragmatisme, pas l’idéologie

Lorsqu’en 2013 les Ukrainiens sont descendus dans la rue avec des drapeaux de l’UE, leur objectif était la « prospérité européenne » plutôt que les « valeurs européennes ». Ils aspiraient à « vivre comme en Occident ». Ils partaient en Pologne et dans d’autres pays de l’UE non pas pour célébrer des mariages homosexuels ou pratiquer des avortements, mais pour trouver des emplois mieux rémunérés. L’orientation occidentale de l’Ukraine était plus pragmatique qu’idéologique. Et s’il s’agissait d’idéologie, c’était dans le contexte de l’opposition à l’idéologie du « monde russe ».

Il convient de rappeler que les relations homosexuelles étaient interdites en URSS. L’Ukraine a été la première des anciennes républiques soviétiques à lever cette interdiction. Cela ne signifie pas pour autant que la dépénalisation de l’homosexualité a immédiatement entraîné une marche LGBT victorieuse à travers les institutions. La Constitution adoptée en 1996 définit le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme. Le virage à gauche a commencé sous le gouvernement de Petro Porochenko. Il a été non seulement le premier président élu après la victoire de l’Euromaïdan, mais aussi le premier président à apporter un soutien partiel à l’idéologie LGBT. Il a déclaré publiquement qu’il ne s’opposait pas à la tenue d’une parade de la fierté homosexuelle à Kiev tout en refusant d’y participer lui-même. Répondant à une pétition d’opposants au défilé, il a déclaré qu’il « partageait leur inquiétude », mais qu’il entendait « construire une société tolérante, démocratique et européenne en Ukraine ». Le milieu politique de Porochenko, regroupé au sein du parti Solidarité européenne, combine des opinions pro-occidentales avec le culte de l’OUN-UPA. Il s’agit d’une synthèse idéologique typique de la scène politique ukrainienne. Après tout, lors de l’Euromaïdan, les drapeaux rouges et noirs flottaient à côté des drapeaux de l’UE, et les nationalistes extrémistes se battaient côte à côte avec les libéraux (pas aussi extrémistes que ceux de l’Ouest, mais tout de même). Leur ennemi commun, c’était Moscou. Depuis 2015, les Ukrainiens sont protégés sur leur lieu de travail  contre la discrimination en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identification sexuelle. L’adoption d’enfants par des gays ou des lesbiennes est exclue par le code de la famille, mais les personnes officiellement célibataires ne sont pas exclues des procédures d’adoption.

Comme son prédécesseur, Volodymyr Zelensky a refusé de participer à la gay pride. Son parti, le Serviteur du peuple, était et est toujours un groupe de personnes aux opinions variées qui sont unies principalement par la personne du leader. Pendant un certain temps, ce parti s’est fait le champion de la rhétorique libertarienne mais il n’a jamais pris de position claire sur les questions sociétales. Ce n’est qu’avec l’invasion russe que les autorités de Kiev ont dû faire un choix civilisationnel, et donc aussi idéologique. Il est absurde de prétendre que les Ukrainiens se battent contre la Russie pour défendre les intérêts des mondialistes, de Washington, de Bruxelles, etc. L’enjeu de la guerre, ce sont des valeurs traditionnelles – de droite plutôt que de gauche – comme l’indépendance et l’intégrité territoriale. Dans les rues de Kiev en 2013, les Ukrainiens ont souverainement et volontairement choisi de quitter la sphère d’influence russe et d’établir des relations de partenariat (bien qu’inégales) avec l’Occident. Le 24 février 2022, ils ont pris les armes pour défendre leur pays qui avait fait ce choix. Personne en Occident n’a eu à les persuader d’opposer une résistance héroïque à l’invasion russe.

Le fait est que sans les renseignements, les équipements et l’aide financière des États-Unis, de l’OTAN ou de l’UE, cette résistance aurait été vouée à l’échec et Poutine aurait très probablement atteint depuis longtemps les objectifs de son « opération militaire spéciale ». En matière de politique étrangère, rien n’est gratuit. Souhaitant être soutenue par l’Occident et accueillie dans les salons occidentaux, l’Ukraine doit montrer qu’elle adhère aux mêmes « valeurs européennes » que l’Occident. Non seulement la démocratie, mais aussi les « droits de l’homme » compris de manière très particulière. Or cela ne suscite pas sur les bords du Dniepr autant d’émotions que la question de l’indépendance ou de l’intégrité territoriale. Pour dire les choses de manière imagée, les Ukrainiens ne renverseront pas Zelensky s’il introduit le mariage homosexuel, mais ils le feront certainement s’il cède à la Russie. Ainsi, si le mariage homosexuel s’avérait être une condition préalable au soutien occidental, le choix serait évident.

Virage à gauche ?

Pour le moment, l’« européanisation » idéologique de l’Ukraine n’est pas si avancée. Néanmoins, il  y a déjà des symptômes visibles d’un virage à gauche. Le chancelier Scholz et le président Macron se sont rendus à Kiev en juin. Peu après leur visite, l’Ukraine ratifiait la convention d’Istanbul. Le président Zelensky a signé le document de ratification qui a été voté par le Conseil suprême – le parlement ukrainien – selon une procédure expresse. L’Ukraine avait longtemps été l’un de ces pays signataires de la convention qui en reportaient la ratification par crainte de la réaction d’une société plutôt conservatrice.

Voir notre entretien avec Marek Jurek, ancien président de la Diète polonaise et ancien député européen :
« Oui pour la Famille, non pour le Genre » – Un projet de loi citoyen pour que la Pologne dénonce la Convention d’Istanbul
(24 mars 2021)

La situation n’a changé qu’avec l’invasion russe. Paradoxalement, donc, Poutine, qui se prétend défenseur du conservatisme, n’a laissé d’autre choix aux autorités de Kiev, par sa politique agressive, que de céder à la pression de « l’Occident pourri ». D’autre part, Bruxelles, Berlin et Paris ont profité de l’assaut russe pour poursuivre leurs intérêts idéologiques et forcer Zelensky à signer une sorte de « pacte avec le Diable ». La ratification de la Convention était l’une des conditions posées pour que l’Ukraine obtienne le statut de candidat à l’UE.

La Russie se positionne comme le rempart du conservatisme, bien que ce conservatisme soit d’une nature différente de celui de l’Occident. Dans l’État de Poutine, les lois sur l’avortement sont très libérales, les croyants pratiquants sont peu nombreux, le divorce est un fléau et la deuxième tradition la plus chérie après l’orthodoxie est l’impérialisme soviétique, ce qui explique que Staline y soit l’idole de l’extrême droite. La partie la plus « conservatrice » de l’identité russe est l’aversion pour les homosexuels. L’une des insultes les plus populaires est « pidaras » (« pédé »), ce qui réunit d’ailleurs les Russes et les Ukrainiens. Même à la lumière de la version polonaise du politiquement correct, les deux peuples sont ouvertement « homophobes ».

Mais si en Russie la propagande homosexuelle est criminalisée, en Ukraine l’idéologie arc-en-ciel s’infiltre – officieusement, mais tout de même – jusque dans les rangs de l’armée. En 2018 déjà, l’ONG « Militaires LGBT » a été créée sur les bords du Dniepr pour apporter un soutien aux soldats non hétérosexuels. Après le 24 février, les médias ont souvent publié des histoires de gays et de lesbiennes en uniforme. D’une part, les soldats homosexuels ont affirmé que, allant à l’encontre de l’opinion courante, ils voulaient eux aussi se battre pour leur pays, et d’autre part, ils ont déclaré qu’ils se défendaient contre l’homophobie arrivant de Russie. Le profil officiel de l’Ukraine sur Instagram soutenait les homosexuels combattant dans l’armée. Toutefois, lorsque des révélations ont commencé à apparaître dans les médias russes sur la prétendue formation d’un « bataillon LGBT » spécial dans les rangs ukrainiens, l’état-major a démenti avec véhémence, déclarant que ces rumeurs étaient une tentative pour jeter le discrédit sur les forces armées ukrainiennes.

Le patriotisme plus important que l’idéologie de gauche

Début juin, l’activiste LGBT Anastasia Sovenko a publié une pétition sur le site Web du président ukrainien pour la légalisation du mariage gay. Conformément à la loi, au moins 25.000 signatures étaient nécessaires pour que la pétition puisse être prise en considération. Elle en a recueilli 28.000. En réponse, Zelensky a fait remarquer qu’une telle légalisation n’était pas autorisée par la constitution et que celle-ci ne devait pas être modifiée en temps de guerre. Il a toutefois trouvé une autre solution juridique. Il a recommandé au gouvernement d’« étudier la possibilité » d’introduire des partenariats civils. Cependant, ni les signatures de 28.000 partisans du mariage homosexuel, ni la décision de Zelensky, peut-être prise sous la pression de l’Occident, ne reflètent l’état d’esprit réel de l’opinion publique. Selon une enquête publiée par le groupe Rejtynh au cours de l’été 2021, 47 % des Ukrainiens ont une opinion négative de la communauté LGBT. Les résultats des enquêtes menées par les organisations arc-en-ciel elles-mêmes n’indiquent pas non plus un soutien massif à l’idéologie de gauche. Le Сentre ukrainien des droits de l’homme LGBT Notre Monde a mené une enquête entre janvier et août 2022, qui a montré que seulement 23,6 % des Ukrainiens sont favorables à la légalisation des partenariats civils. L’Institut démocratique national a lui aussi sondé l’opinion publique sur le sujet. La question était la suivante : « Êtes-vous d’accord avec l’affirmation selon laquelle les homosexuels (hommes et femmes) devraient avoir les mêmes droits que les hétérosexuels ? ». 31% des personnes interrogées ont répondu « Oui, tout à fait », 23% « Oui, plutôt », 8% « Plutôt pas », et 19% des personnes interrogées ont exprimé une opposition catégorique. Le fait est que le soutien des Ukrainiens aux droits des gays et des lesbiennes s’est lentement accru depuis le tournant pro-européen de 2013-2014.

Mais c’est sans doute une enquête réalisée cet été par l’Institut international de sociologie de Kiev qui nous en dit le plus long sur l’attitude de la société ukrainienne à l’égard de l’idéologie gaucho-libérale de l’Occident. L’objectif de l’enquête était de déterminer dans quelle mesure l’orientation pro-UE, officialisée par l’adoption de la Convention d’Istanbul et le statut de candidat à l’UE, reflète les sentiments de l’opinion publique. On a demandé aux personnes interrogées ce qu’elles préféraient : « les valeurs européennes/occidentales contemporaines » ou les valeurs traditionnelles. La deuxième partie de la question a toutefois été posée en deux variantes. La première variante portait sur les « valeurs traditionnelles des Slaves orientaux – Ukrainiens, Russes et Biélorusses ». Dans cette version, 51 % des Ukrainiens interrogés se sont rangés du côté de l’Occident. Seuls 33 % ont affirmé leur soutien au conservatisme slave oriental. Mais lorsque la deuxième option était les « valeurs ukrainiennes traditionnelles », 78 % des personnes interrogées ont opté pour cette solution. Seules 12 % leur ont préféré les « valeurs européennes contemporaines ». Cela signifie que pour les Ukrainiens, le patriotisme reste plus important que l’idéologie de gauche. Ils se soumettent à cette dernière lorsque la seule alternative est le « monde russe ». Ils veulent faire partie de l’Occident et non de la Russie.

Cependant, même si Kiev fait de nouvelles concessions au mouvement LGBT – un peu sous la pression de ses alliés et un peu sous la pression de ses propres cercles extrémistes –, il est certain que l’Ukraine restera un pilier des valeurs traditionnelles à au moins un égard : elle se rangera du côté des États-nations souverains, d’une « Europe des patries ». Les Ukrainiens ne défendent pas leurs propres frontières contre l’invasion russe pour ensuite les céder à l’euro. Ils ne meurent pas et ne tuent pas au nom de leur propre identité nationale pour la vendre ensuite sur le marché du multiculturalisme européen.

Traduit du polonais au français par Olivier Bault avec la permission de l’auteur et de la rédaction de Do Rzeczy. Version originale en polonais accessible ici.