Pologne/Hongrie – La Pologne et la Hongrie, dont l’amitié séculaire est souvent présentée comme le moteur du Groupe de Visegrád, ou V4, et plus généralement des initiatives de coopération en Europe centrale et orientale (Visegrád+, Initiative des 3 Mers), ont des positions opposées sur l’attitude à avoir face à la guerre en Ukraine.
Quand la Pologne appelle à toujours plus de sanctions contre la Russie, la Hongrie freine (mais ne bloque pas) et s’oppose à toute idée d’embargo sur les hydrocarbures transportés par pipelines, dont elle dépend, et dans le secteur nucléaire.
Quand la Pologne est le troisième ou quatrième fournisseur d’armes à l’Ukraine, et qu’elle est le pays qui a livré à son voisin oriental le plus de tanks et le premier à en avoir fournis de fabrication occidentale (des Léopard 2 allemands), ainsi que le premier à avoir annoncé la livraison d’avions de combat (des MiG-29 de fabrication soviétique), la Hongrie, qui fournit par ailleurs une aide conséquente à l’Ukraine, se refuse à toute livraison d’armements.
Plus encore, elle refuse que de telles armes fournies par d’autres pays traversent sa frontière avec l’Ukraine, tandis que la Pologne est la principale plateforme logistique par où transitent ces armes. Si Budapest appelle à une paix négociée et un cessez-le-feu immédiat et si Viktor Orbán a parlé de guerre entre deux pays slaves, les autorités polonaises, elles, se disent persuadées que si la Russie l’emporte en Ukraine, elle continuera sa poussée impérialiste vers l’ouest, en commençant par les Pays baltes et la Pologne.
Pour le gouvernement de Mateusz Morawiecki, une victoire ukrainienne apparaît donc comme vitale, et les visites du ministre des affaires étrangères hongrois Peter Szijjártó à Moscou (la dernière datant du 11 avril dernier, pour négocier de nouveaux contrats d’achat de gaz et une modification du contrat concernant la modernisation de la centrale nucléaire de Paks, en Hongrie) sont décrites par les médias polonais comme une véritable trahison. Pour une majorité de ces médias, l’affaire est entendue : Viktor Orbán et son gouvernement sont des amis de Poutine.
Côté médias hongrois, les Polonais apparaissent comme imprudents et guidés à la fois par leurs sentiments antirusses et une foi naïve dans les garanties de sécurité américaines ainsi que dans une Amérique qui serait engagée dans une défense désintéressée de la démocratie et des droits de l’homme dans le monde.
À ce titre, il n’était pas inintéressant de voir exposés, lors d’une conférence organisée le 18 avril à Varsovie par l’Institut de coopération polono-hongroise Wacław Felczak, les résultats de deux études d’opinion – l’une polonaise et l’autre hongroise – sur l’évolution de la perception mutuelle des Polonais et des Hongrois. Car il y a effectivement une évolution négative réelle, même si la perception réciproque reste très majoritairement positive malgré la couverture médiatique peu favorable depuis maintenant plus d’un an.
On peut se demander ce qu’il adviendra si la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine se prolonge et que les divisions demeurent ou même s’aggravent, mais pour le moment l’amitié séculaire, qui a déjà survécu à la Seconde Guerre mondiale, quand les deux pays frères étaient dans les camps opposés, semble résister à la tempête politico-médiatique.
Une conférence sur la réforme de l’UE vue du V4
La conférence en question portait le titre « Réforme de l’UE, les besoins et nos possibilités – la perspective tchèque, slovaque, polonaise et hongroise ». Plusieurs think-tanks des quatre pays de Visegrád y étaient représentés, avec en outre la présence de la coordinatrice pour les questions internationales de Balázs Orbán, qui était lui-même à l’Institut Felczak de Varsovie en novembre dernier pour présenter la pensée stratégique hongroise aux Polonais et qui est le directeur politique du cabinet de Viktor Orbán, avec le rang de secrétaire d’État, ainsi que, côté polonais, la présence du ministre Marek Kuchciński, chef de la chancellerie du premier ministre Mateusz Morawiecki.
Tout cela pour dire qu’il ne s’agissait pas juste de discussions entre intellectuels mais bien d’une conférence dans le but de mieux connaître et comprendre les positions respectives au sein du V4, avec une réflexion à laquelle s’intéressent notamment les gouvernements polonais et hongrois sur la manière de continuer malgré tout à agir ensemble vis-à-vis de Bruxelles dans les domaines où il y a convergences de vue.
Quant aux études d’opinion, elles étaient présentées par l’institut polonais CBOS et l’institut hongrois Századvég et avaient toutes deux été réalisées entre la fin du mois de mars et le début du mois d’avril. Côté polonais, à la question « D’une manière générale, votre opinion sur la Hongrie est-elle positive ou négative ? », 49% des Polonais répondent encore qu’ils en ont une opinion positive contre 38 % qui en ont une opinion négative (les autres n’ayant pas d’opinion à ce sujet). C’est là que l’on constate la plus forte détérioration puisque, dans une précédente édition de cette étude conduite en 2020, on avait 67% d’opinions positives contre seulement 9 % d’opinions négatives.
La vision polonaise de la Hongrie
Autre détérioration significative : 51 % des Polonais perçoivent aujourd’hui la Hongrie comme un pays pleinement démocratique, contre 34 % qui ne sont pas de cet avis, alors que ce rapport en 2020 était de 55% contre 10 %. En revanche, la proportion de Polonais qui pensent que les droits de l’homme sont pleinement respectés en Hongrie n’a pas évolué et elle reste aux alentours de 53-54 %. La part de Polonais qui sont d’un avis contraire est par contre passée de moins de 12 % à plus de 25 %.
Un pourcentage similaire (près de 24 %) estime aujourd’hui que la Hongrie devrait être exclue de l’Union européenne en raison des accusations de violations des règles européennes et de son manque de solidarité européenne. Mais attention : cette opinion n’est partagée que par 18 % des électeurs polonais de droite contre 36 % des électeurs de gauche.
Par ailleurs, interrogés sur la détérioration des relations polono-hongroises, 58 % des Polonais estiment que ces relations se sont effectivement détériorées, et parmi eux 67 % en attribuent la faute à la Hongrie et seulement 2 % à la Pologne. Mais comme en 2020, plus de 30 % aimeraient que les relations entre la Pologne et la Hongrie soient renforcées, tandis que le pourcentage de ceux qui voudraient voir ces relations limitées est passé de 9 à 19 %. 53 % estiment encore que l’on peut parler d’amitié polono-hongroise pour décrire la relation actuelle contre 33 % qui sont d’un avis contraire.
Et pour finir, 50 % des Polonais estiment que la Hongrie est aujourd’hui un allié proche de la Russie (26 % sont d’un avis contraire) et 67 % estiment qu’elle se préoccupe uniquement de ses intérêts contre seulement un peu plus de 15 % qui ne partagent pas cette opinion. La perception des Hongrois eux-mêmes reste par ailleurs très positive en Pologne, avec une très large majorité des personnes interrogées percevant les compatriotes de Viktor Orbán comme étant des gens patriotiques, sympathiques et amicaux vis-à-vis des étrangers.
La vision hongroise de la Pologne
Côté magyar, une certaine évolution négative est aussi visible, avec 63 % des Hongrois qui conservaient une opinion positive de la Pologne en mars 2023 contre 86 % en juin 2019, tandis que le pourcentage d’opinions négatives est passé dans le même temps de 9 % à 16 %. 58 % des Hongrois contre 29 % estiment par ailleurs que les Polonais se laissent guider par leurs griefs historiques dans leur politique vis-à-vis de la Russie et aussi de l’Allemagne, mais seulement 33 % pensent que les Polonais sont des soutiens dénués de sens critique de la politique étrangère américaine, alors que 43 % sont d’un avis contraire.
Chose intéressante dans le contexte de la divergence de vues actuelle entre les deux peuples (et, comme le confirment les sondages, pas uniquement entre les deux gouvernements) vis-à-vis de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à l’affirmation « Les Polonais sont guidés par leurs propres ambitions de puissance et ne s’intéressent pas au sort des petits pays voisins », seuls 22 % des Hongrois répondent par l’affirmative tandis que près de 50 % répondent par la négative.
Mise en concurrence avec les deux autres partenaires du V4, la Pologne est désormais à égalité avec la Tchéquie en ce qui concerne le pourcentage d’opinions positives : 56 % d’opinions positives pour la Pologne en 2023 contre 73 % en 2019, pendant que la Tchéquie est passée en 4 ans de 50 % à 57 % d’opinions positives, la Slovaquie enregistrant uniquement une légère amélioration en passant de 35 % à 38 % d’opinions positives au sein du peuple magyar (et 42-44 % de personnes sans avis particulier sur la question, les opinions négatives vis-à-vis des autres pays du V4 restant aux alentours de 15 % vis-à-vis de la Slovaquie et de 6-7 % vis-à-vis de la Pologne et de la Tchéquie).
Et quelle que soit l’évolution de la perception de la Pologne, 47 % des personnes interrogées par l’institut de sondages hongrois pensent que, des trois partenaires du V4, c’est avec la Pologne que la Hongrie entretient les relations les plus étroites (13 % désignent la Slovaquie et 6 % la Tchéquie) et 81 % sont d’avis qu’il faut renforcer encore plus la coopération entre la Pologne et la Hongrie pour les discussions au niveau de l’UE.
Tous d’accord sur la nécessité d’une coopération régionale face à Bruxelles, Berlin et Paris
De toute façon, comme l’ont fait remarquer les participants à cette conférence sur fond de désaccord sur la question ukrainienne entre la délégation hongroise et les délégations des trois autres pays du Groupe de Visegrád, la coopération régionale en Europe centrale reste indispensable pour mettre un frein aux velléités fédéralistes en vogue à Bruxelles, Berlin et Paris, et aussi pour faire contrepoids au couple franco-allemand au sein de l’UE. Ainsi que l’a reconnu le représentant du très atlantiste think-tank Centre for Transatlantic Relations de l’Institut CEVRO de Prague, « la fin du V4 signerait notre mort politique ». Et la Pologne, par sa taille, reste pour la Hongrie un leader régional naturel et désirable.
Le directeur du Centre de géopolitique de la Fondation Mathias Corvinus Collegium (MCC) de Budapest a ainsi donné l’exemple de l’interdiction des importations des céréales et autres produits agricoles ukrainiens exonérés de droits de douane depuis l’année dernière dans toute l’UE. Confrontée aux problèmes de ses agriculteurs concurrencés par des produits moins chers mais ne respectant pas toujours les normes de l’UE, la Hongrie voulait interdire ces importations depuis plusieurs mois déjà pour forcer la Commission européenne à réagir et modifier les règles d’importation, mais elle n’a pu le faire que quand la Pologne s’est elle-même décidée à bloquer ces importations le samedi 15 avril, entraînant dans son sillage non seulement la Hongrie, mais aussi la Slovaquie, la Roumanie et la Bulgarie et contraignant la Commission à s’asseoir à la table des négociations avec les cinq pays du flanc oriental, ce qui était le but déclaré de Varsovie, tel que l’avait exprimé le ministre de l’Agriculture polonais Robert Telus au moment d’annoncer la décision.