Par Modeste Schwartz.
Roumanie – « Je ne sais pas ce que M. Dragnea manigance là-bas avec les juifs. »
Cette phrase assez peu protocolaire, publiquement prononcée hier par un chef d’Etat de l’UE ethniquement allemand, et qui, si elle avait été prononcée, par exemple, par un homme du FPÖ autrichien, aurait à coup sûr monopolisé la une de tous les principaux titres de la presse occidentale, est passée littéralement inaperçue.
Le chef d’Etat en question étant le président roumain Klaus Johannis, cet accablant silence confirme une suspicion déjà ancienne : face à Visegrád et aux autres Etats trublions de l’Europe post-communiste, la machine de propagande euro-mondialiste fonctionne désormais « en mode Ukraine » – c’est en effet à Kiev qu’a été testé ce curieux dispositif de cécité sélective, rendant tout journaliste occidental sur place insensible à tous les stimuli visuels, sonores et textuels (svastikas, marches militaires SS, vocabulaire copié-collé des années 30) que ces mêmes journalistes, chez eux à l’Ouest, traquent chez les mouvements patriotes, souverainistes ou nationalistes avec une acribie à rendre jalouse la Sainte Inquisition.
Circonstance aggravante : l’auteur de cette petite phrase, avant d’être – sur le tard – coopté par le Parti National Libéral (nouveau bateau roumain des armateurs occidentaux depuis le naufrage du navire Băsescu) qui l’a porté à la présidence, était maire d’une ville saxonne de Transylvanie, Sibiu. On ne peut certes pas tenir Klaus Johannis pour responsable du fait que les Saxons de Transylvanie, ont, plusieurs décennies avant sa naissance, massivement adhéré au projet hitlérien, s’enrôlant en grand nombre dans la SS (chose qu’ils ont d’ailleurs payée au prix fort lors de la « libération » soviétique). En revanche, le fait est que le parti ethnique saxon dans les rangs duquel il a commencé sa carrière politique est l’héritier assumé d’une organisation affiliée au IIIe Reich. Loin de moi l’idée d’encourager une quelconque chasse aux sorcières, mais imaginez un seul instant qu’on découvre de tels liens historiques entre, par exemple, Viktor Orbán ou Robert Fico et le passé collaborationniste de la Hongrie ou de la Slovaquie : le « deux poids, deux mesures » vous crève les yeux.
Reste à savoir pourquoi le saxon de Bucarest a donné à la presse occidentale une si parfaite occasion de se démasquer en tant que propagande hypocrite à indignations sélectives. A moins de deux ans d’élections présidentielles qu’il ne semble pas devoir gagner, ce bon ami de la chancelière Merkel espérait-il capitaliser politiquement sur un éventuel antisémitisme de masse des Roumains ? C’est peu probable. Sa piètre maîtrise du roumain, qui a pu faciliter la gaffe, ne suffit pas non plus à l’expliquer. Il semble donc bel bien que le très pro-LGBT Klaus Johannis, au lendemain de l’échec d’une sortie à bicyclette censée booster sa popularité (soldée par l’inquiétant constat du fait que les passants bucarestois ne le reconnaissent pas dans la rue), ait – presque littéralement – perdu les pédales. On en trouve d’ailleurs la confirmation dans d’autres déclarations de ces dernières heures, ce même Klaus Johannis tentant par exemple, dans une crise de fureur non-dissimulée – et alors qu’il n’en a pas la capacité constitutionnelle – de provoquer le départ de la premier-ministre Viorica Dâncilă, main droite de ce même Liviu Dragnea, chef du Parti Social Démocrate, qui « manigance avec les juifs ».
Pourquoi tant de panique ? Pour le comprendre, il convient de revenir sur le contexte de cette glissade verbale. Les « juifs » dont il est ici question sont les autorités israéliennes, à commencer par le premier ministre Benjamin Netanyahou, à qui Dâncilă et Dragnea viennent en effet de rendre une visite officielle, à Tel Aviv. Que peut bien « manigancer » avec eux Liviu Dragnea ?
Ce même Benjamin Netanyahou fait partie des rares chefs d’Etat occidentaux (lato sensu) qui se sont bruyamment réjoui de la victoire de Donald Trump il y a un an et demi, et de celle de Viktor Orbán il y a trois semaines. Ce même Liviu Dragnea est l’homme qui, au sein du PSD au pouvoir à Bucarest, a opéré il y a un peu moins d’un an un virage géopolitique inédit, rompant avec une certaine tradition magyarophobe (entretenue jusqu’à très récemment par son rival malheureux Victor Ponta) pour se rapprocher visiblement de Budapest et du V4. Il est aussi la cible privilégiée d’un appareil politico-judiciaire hérité du régime Băsescu et dont les liens avec la CIA de l’époque Obama sont notoires, et la tête de turc d’un maïdan à bas régime qui encombre depuis plus d’un an les rues des grandes villes roumaines, et dans lequel l’implication des nombreux activistes roumains de la galaxie Soros est évidente. Ce même Georges Soros, dont l’Open Society Foundation quitte en ce moment même Budapest pour Berlin, le FIDESZ de Viktor Orbán lui ayant clairement fait comprendre qu’il aurait désormais à rendre des comptes en cas d’ingérence « philanthropique » dans la vie politique hongroise. Ce même Berlin qui – à travers son vaste réseau roumain de fondations et d’allégeances politico-économiques – a toujours été l’appui le plus ferme de Klaus Johannis.
Voilà pour les faits avérés. Ajoutons quelques bruits de coulisses. En Roumanie, la victoire écrasante du FIDESZ aux élections hongroises du 8 avril a été saluée par une euphorie tempérée uniquement par le regret – teinté de jalousie – de voir le voisin hongrois reconquérir sa souveraineté et de ne pas avoir au même moment « un homme comme Orbán » à Bucarest pour s’assurer que la Roumanie ne sorte pas perdante de la nouvelle construction centre-européenne en cours. Après plus d’un an d’une gestion assez pusillanime de l’agression occidentale dont il fait l’objet, Liviu Dragnea aurait-il entendu ce profond soupir du peuple ? C’est en tout cas ce que suggère une déclaration qu’il a faite très peu de temps après l’annonce des résultats hongrois, affirmant vouloir organiser en mai une méga-manifestation (implicitement calquée sur les Marches de la Paix du FIDESZ) destinée à obliger Klaus Johannis à enfin respecter la constitution, en organisant le référendum sur la famille demandé depuis des mois par divers acteurs conservateurs de la société civile roumaine, à commencer par la très active Coalition pour la Famille. Ces organisations ayant (très largement) réuni le nombre de signatures légalement nécessaire, Klaus Johannis viole en effet la constitution roumaine en refusant l’organisation du référendum, au prétexte que les signataires (à savoir des millions de roumains, incluant probablement une partie de son propre électorat de 2014 !) seraient des « fanatiques religieux » (sic) – le but de la consultation étant d’inscrire dans la constitution (comme en Hongrie) le « caractère hétérosexuel » du mariage. C’est là un thème extrêmement sensible en Roumanie, non seulement parce que 95% des Roumains (en grande majorité orthodoxes) se déclarent croyants, mais aussi parce que les plus de 40 ans conservent pour beaucoup une vive mémoire des années 90, au cours desquelles la Roumanie attirait la convoitise de divers réseaux de trafic d’enfants, accourus pour profiter de l’aubaine d’orphelinats vétustes et pleins à craquer d’enfants abandonnés (victimes collatérales de l’interdiction de la contraception dans le cadre des politiques natalistes de Nicolae Ceaușescu). Il semble d’ailleurs que, parmi les premiers contacts du jeune Klaus Johannis avec l’Occident, on trouve le rôle d’intermédiaire qu’il aurait alors assumé pour le compte d’organismes d’adoption basés au Canada. C’est là un leitmotiv qu’on retrouve aussi dans la biographie de Don Lothrop, « l’américain tombé amoureux de la Roumanie » qui pilote, à travers sa fondation Romania One, le site Press One, fer de lance de la presse atlantiste dure en Roumanie, qui s’ingénie – entre autres – à entretenir le feu de la russophobie et la crainte de Viktor Orbán.
Ce thème sociétal peut donc être considéré – en termes de potentiel de mobilisation – comme l’équivalent roumain du thème de la crise migratoire, sur lequel a surfé la campagne de Viktor Orbán dans une Hongrie moins religieuse, plus féministe et sexuellement plus permissive que la Roumanie, mais aussi plus consciente de son identité collective et de l’intérêt d’avoir des frontières. Or, même si la pédagogie de l’exemple pourrait largement suffire à expliquer la vague d’émulation entourant la victoire raz-de-marée du FIDESZ, on murmure ci et là que les mêmes gourous israéliens de la communication politique qui auraient pu contribuer à définir le concept de campagne du FIDESZ travaillent désormais aussi à une victoire PSD aux présidentielles roumaines de 2019. De quoi donner, en effet, des sueurs au cycliste du Palais Cotroceni.
Détail inquiétant : si la gaffe susmentionnée constitue – à la connaissance – la première éruption publique d’un éventuel antisémitisme refoulé de Klaus Johannis, la demande de démission parfaitement anticonstitutionnelle qu’il vient – considérant comme tout bon atlantiste qu’il incarne à titre personnel la « démocratie » et « l’Etat de droit » – d’adresser à Viorica Dâncilă n’est pas la première du genre. Élu président depuis 10 mois mais toujours dépourvu de majorité parlementaire lui permettant de former un gouvernement, en septembre 2015, il avait, de même, demandé la démission du gouvernement PSD de Victor Ponta, qui avait, dans un premier temps, naturellement refusé de la présenter. Mais il l’a finalement obtenue le 30 octobre 2015, après la « tragédie Colectiv », c’est-à-dire l’incendie – supposé accidentel –d’une discothèque de Bucarest en plein concert, causant un grand nombre de morts et de grands brûlés ; quoi que relevant pour l’essentiel de responsabilités municipales, ce lourd bilan avait été versé au passif du gouvernement par une presse roumaine très largement dépendante de capitaux occidentaux, et très largement acquise à Johannis. L’équilibre (ou plutôt déséquilibre) des forces dans l’arène médiatique roumaine étant – pour l’essentiel – resté le même qu’en 2015, on ne saurait trop recommander à nos lecteurs roumains d’éviter au cours des prochains jours les concerts en espaces clos, et de profiter plutôt du beau temps pour fréquenter des festivals de plein air ou organiser des barbecues entre amis.