Pologne – Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, la Pologne se fait particulièrement remarquer par son soutien massif à son voisin oriental. Un soutien qui se traduit bien sûr par l’accueil des réfugiés ukrainiens et l’aide humanitaire en Ukraine-même, mais aussi par l’envoi d’armes et un lobbying très actif en faveur de sanctions contre la Russie, même si ces sanctions doivent coûter cher aux pays européens eux-mêmes, Pologne comprise. Fin avril, le Premier ministre Mateusz Morawiecki a indiqué que les armements envoyés pendant les deux premiers mois de guerre pour soutenir l’effort de défense ukrainien, dont 200 chars T-72 de fabrication soviétique mais aussi des drones et des lance-missiles portatifs pour la lutte antichar et anti-aérienne ainsi que des munitions, avaient une valeur de plus de 7 milliards de zlotys (plus de 1,5 milliard d’euros). La Pologne est par ailleurs devenue le principal pays de transit de l’aide militaire fournie par les pays occidentaux aux Ukrainiens.
Quant au coût de l’accueil des réfugiés, qui se fait à des conditions très généreuses par rapport au niveau des aides sociales dont bénéficient les Polonais eux-mêmes, il est estimé à au moins 8 milliards de zlotys pour les deux premiers mois de guerre. L’engagement polonais en faveur de l’Ukraine ne vient pas que du gouvernement. Outre les familles qui ont accueilli quelque 600 000 réfugiés de manière volontaire, il s’avère, selon une étude de l’Institut économique polonais et de la banque BGK, que 53 % des entreprises polonaises se sont engagées d’une façon ou d’une autre dans l’aide à l’Ukraine sous forme de transferts de fonds, de collectes organisées parmi les salariés, d’aide matérielle ou autre. Dans l’ensemble de la population, 68 % des Polonais disent aider les Ukrainiens sous une forme ou sous une autre et 57 % affirment boycotter les produits russes, tandis qu’une entreprise sur dix qui s’engage dans l’aide à l’Ukraine déclare avoir rompu ses liens commerciaux avec les marchés russe et biélorusse. Début mai, la valeur de l’aide humanitaire polonaise envoyée en Ukraine était estimée à plus de 1,5 milliard d’euros depuis le début de l’invasion russe.
La Banque nationale de Pologne (NBP) a apporté de son côté un important soutien financier à la banque centrale ukrainienne sous la forme d’une ligne de swap de devises (accord pour échanger des devises) pour une valeur de 1 milliard de dollars, pour permettre à l’Ukraine de se procurer des dollars contre sa monnaie, la hryvnia.
Sur le front diplomatique, le Premier ministre polonais exerce depuis le début de cette guerre de fortes pressions sur ses partenaires européens pour imposer un embargo sur les hydrocarbures russes que la Pologne s’est engagée dès le début de l’invasion russe à cesser totalement d’importer au plus tard d’ici à la fin de l’année (à l’expiration du contrat de gaz à long terme signé au début de la dernière décennie par le gouvernement de Donald Tusk), alors que, en 2021, elle importait encore de Russie près de 50 % de sa consommation de gaz et près de 65 % de son pétrole. C’est nettement moins qu’au début des gouvernements du PiS, en 2015, mais cela reste élevé. Pour le gaz, cependant, la Pologne compte, en plus de ses terminaux maritimes pour le GNL, sur la mise en route en octobre prochain du gazoduc Baltic Pipe qui acheminera du gaz norvégien. Fin avril, en raison du refus de la Pologne de payer en roubles (et aussi probablement en raison du soutien polonais à l’Ukraine), Gazprom a de toute façon rompu le contrat de fourniture de gaz à la Pologne et soudainement mis fin à ses livraisons par le gazoduc Yamal qui acheminait le gaz en Pologne et en Allemagne par la Biélorussie.
Toujours sur le front diplomatique, Mateusz Morawiecki a été le principal instigateur du premier voyage de dirigeants étrangers à Kiev à la mi-mars et le président Andrzej Duda a déclaré lors d’une conférence de presse commune avec son homologue slovaque à Bratislava le 11 mai avoir accepté une mission de lobbying auprès des autres pays européens en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Une adhésion soutenue par 81 % des Polonais selon une étude Eurobaromètre de la première semaine de mai, alors que la moyenne des pays de l’UE est de 66 %. Inutile de dire que la Pologne faisait partie en 2008 des pays favorables à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, quand la perspective d’adhésion de ces pays a été bloquée par la France et l’Allemagne, justement pour éviter une confrontation avec la Russie.
Au niveau du Groupe de Visegrád, cet engagement polonais en faveur de l’Ukraine est à l’origine d’un rapprochement de Varsovie avec Prague et Bratislava, qui sont sur la même ligne (à part pour la question de l’embargo sur le pétrole) et de tensions avec Budapest.
Cet engagement de Varsovie s’explique par plusieurs grandes raisons.
La première, partagée dans une plus ou moins grande mesure par les autres pays de la région, est de nature émotionnelle et elle est liée à l’expérience historique de la Pologne qui la conduit à s’identifier aux Ukrainiens face à la Russie. De la même manière que lorsque les Biélorusses manifestaient contre le régime d’Alexandre Loukachenko soutenu par Moscou, les Polonais reconnaissent dans le combat des Ukrainiens pour leur indépendance et leur liberté leur propre combat mené dans le passé, jusqu’à la chute du régime communiste et le départ de l’Armée rouge au début des années 90. N’oublions pas que, avant la période soviétique, la Pologne avait été partagée entre la Russie, la Prusse (puis l’Allemagne) et l’Autriche (puis l’Autriche-Hongrie) pendant plus de 120 ans, sachant que les trois quarts des territoires polonais occupés pendant la période des partages avaient été annexés par l’Empire russe de la fin du XVIIIe siècle à la Première guerre mondiale, un destin qu’a connu le territoire ukrainien depuis le milieu du XVIIIe siècle avec la fin de l’Hetmanat cosaque. La rhétorique russe actuelle, notamment exprimée par Vladimir Poutine dans son discours qui a précédé et justifié la guerre déclenchée le 24 février, sur cette nation ukrainienne qui ne serait pas une vraie nation et qui ferait en réalité partie du monde russe dont le seul État légitime, aux yeux des Russes, est l’actuelle Fédération de Russie, est une rhétorique familière aux oreilles des Polonais puisqu’elle s’appliquait à la Pologne, au nom d’un discours panslaviste, pendant tout le XIXe siècle et continuait d’exister dans l’esprit de nombreux Russes à l’époque soviétique. Cette rhétorique renforce donc encore la tendance des Polonais à s’identifier au combat des Ukrainiens. En outre, la propagande de guerre ukrainienne trouve en Pologne un terreau fertile puisque, du fait de sa propre expérience historique, le peuple polonais n’a aucun mal à croire aux crimes commis contre les civils par la soldatesque russe, tandis que les affirmations de la propagande de guerre russe sont balayées comme étant forcément des mensonges, selon le vieux principe connu dans les pays de l’Est comme quoi un fait n’est avéré que s’il a fait l’objet d’un démenti du Kremlin.
Le deuxième volet de cette motivation historique, partagé avec la Lituanie qui s’est elle aussi fortement engagée en faveur de l’Ukraine comme auparavant en faveur de l’opposition biélorusse, remonte à plus loin : jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’Ukraine faisait partie de la République des Deux nations formée par le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie, qui comprenait lui-même l’actuelle Biélorussie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Quand les cosaques d’Ukraine s’étaient tournés vers la Russie pour se libérer de la domination polonaise, une éphémère tentative d’union avait même eu lieu, en 1658, pour transformer la République des Deux Nations en une République des Trois Nations où l’Ukraine aurait été une entité jouissant des mêmes droits et libertés que les deux autres. Pendant la guerre soviéto-polonaise de 1919-20, remportée par la Pologne, le maréchal polonais Józef Piłsudski avait soutenu l’Ukraine indépendante proclamée en 1917, avant que le traité de Riga signé en mars 1921 n’attribue à la Deuxième République de Pologne non seulement l’ouest de la Biélorussie actuelle mais aussi la Galicie et la Volhynie, peuplée par des Ukrainiens, des Polonais et des Juifs, les autres territoires peuplés d’Ukrainiens retournant à la Russie devenue soviétique.
D’aucuns en Pologne se mettent aujourd’hui à rêver à voix haute d’une défaite russe et d’un rapprochement de l’Ukraine avec la Pologne et la Lituanie, donnant jour au projet jamais réalisé de Piłsudski d’une sorte de fédération de l’Intermarium, c’est-à-dire des territoires s’étendant entre la mer Baltique et la mer Noire qui faisaient autrefois partie de la République des Deux Nations.
Sans aller jusque-là, la Pologne, qui, du fait de sa taille et de son dynamisme économique, joue un rôle de leader au sein du Groupe de Visegrád et de l’Initiative des Trois Mers, verrait d’un bon œil l’Ukraine venir renforcer de son poids ces deux groupes de coopération régionale d’Europe centrale et orientale au sein de l’Union européenne, car ils sont un contrepoids au couple franco-allemand en pleine dérive eurofédéraliste sur le mode « woke ». Comme le dit très bien l’historien belge David Engels, professeur de recherche à l’Institut occidental (Instytut Zachodni) de Poznań, en Pologne, on « voit mal l’Ukraine embrasser le wokisme occidental avec enthousiasme après avoir combattu la Russie pendant des mois avec tant de morts [et] les hommes ukrainiens accepter tout à coup l’idée que le patriotisme est de la masculinité toxique (…), que tous les Blancs sont coupables de racisme systémique, de colonialisme et d’impérialisme. »
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Voir également à ce sujet notre entretien avec l’universitaire ukrainien Andriy Shkrabyuk :
« L’Ukraine est un mélange de religiosité orientale et de traditions politiques occidentales »
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Ces considérations historiques et civilisationnelles coïncident avec une constante des objectifs géostratégiques poursuivis par la Pologne depuis l’avènement de la Troisième République polonaise en 1989-90. Une constante fondée sur l’obsession de la menace russe, sur la conviction polonaise, tirée de l’expérience de ce peuple très éprouvé par l’histoire récente, que la Russie est par nature un pays autoritaire et expansif, et que son ouverture et sa démocratisation des années Eltsine n’étaient qu’une parenthèse liée à sa faiblesse passagère. Dans les années 90, les Polonais étaient en effet majoritairement persuadés que la Russie recommencerait à menacer ses voisins quand elle aurait récupéré sa puissance, et c’est pourquoi ils ont constamment cherché à avoir une présence militaire américaine sur leur sol, ne croyant pas trop aux garanties de défense collective des Européens (notamment à cause de la mémoire de septembre 1939) ni même à celles des Américains sans une présence militaire contraignant ceux-ci à être directement impliqués en cas d’invasion russe. Les événements d’Ukraine de 2014 leur ont permis d’obtenir une présence militaire limitée à quelques milliers de soldats, mais qui a aujourd’hui été portée à une dizaine de milliers de soldats américains sur le sol polonais après le début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Avec la probable entrée prochaine de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, la présence militaire renforcée de l’OTAN qui semble vouée à acquérir un caractère permanent et plus massif sur son flanc oriental et la Pologne qui porte son budget de défense à 3% du PIB et devient une pièce centrale du dispositif militaire de l’OTAN en Europe centrale, on peut dire que Vladimir Poutine, qui a sorti l’Alliance atlantique de l’état de « mort cérébrale » que lui reprochait le président français il y a encore peu de temps, a permis à la Pologne de réaliser un de ses grands objectifs stratégiques de l’après-communisme.
Un autre souhait récurrent de la Pologne, déjà imprudemment exprimé par le chef du PiS Jarosław Kaczyński au moment de l’Euromaïdan comme l’un des motifs de son soutien à ces manifestations de 2013-14, et exprimé aujourd’hui ouvertement comme étant un objectif également partagé par Washington et Londres après l’invasion de l’Ukraine, c’est de voir une Russie affaiblie et définitivement privée de l’Ukraine et, pourquoi pas, de la Biélorussie. Aux yeux des Polonais, une Russie ainsi éloignée des frontières polonaises (mis à part pour l’enclave de Kaliningrad) cesserait d’être une menace militaire et ne pourrait plus prétendre au statut d’empire et de grande puissance. L’espoir que fait naître chez certains commentateurs polonais les difficultés rencontrées par l’armée russe en Ukraine est donc que la décision du président russe d’envahir son voisin se termine par une défaite concrétisant ce rêve polonais d’avoir des États européens libres, souverains et amis entre la Russie et la Pologne.
Inversement, à en croire les dirigeants polonais (y compris le président Duda, le Premier ministre Morawiecki et le leader du PiS Kaczyński, mais aussi certains leaders d’opposition), si la Russie gagne cette guerre en Ukraine, elle sera tentée de s’étendre plus loin vers l’ouest et menacera alors les Pays baltes et la Pologne. Cette crainte était déjà exprimée en août 2008 à Tbilissi, alors que la Géorgie subissait elle-même une invasion russe, par le président Lech Kaczyński qui avait prophétisé : « Aujourd’hui, la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les États baltes, et ensuite ce sera peut-être le tour de mon pays, la Pologne ». Dans un entretien publié par l’hebdomadaire Sieci au début du mois d’avril, alors qu’il répondait à la question de savoir si « c’est aussi notre guerre », son frère Jarosław Kaczyński a déclaré : « Oui, il s’agit d’une guerre par procuration typique, en fait il s’agit d’une guerre déclarée à l’Occident », et donc « l’enjeu de cette guerre, c’est aussi la Pologne ».
Au sein de l’opposition libérale, on va encore plus loin. Ainsi du député Bartłomiej Sienkiewicz, ancien ministre de l’Intérieur de Donald Tusk, qui affirmait début mai sur la chaîne de télévision Polsat News, à propos de l’impact d’un embargo sur les hydrocarbures russes sur le portefeuille des polonais : « Oui, nous paierons plus, car c’est le coût de la guerre. C’est notre guerre, et nous paierons plus pour qu’il n’y ait pas de guerre près de Varsovie [et] près de Gdańsk. C’est le prix à payer. Si c’est fait de manière à ce que nous ne devions pas mourir sur notre propre sol mais que nous devions simplement payer plus, alors c’est ce qu’il faut faire. »
Si l’opposition libérale et de gauche a plutôt tendance à reprocher au gouvernement polonais de ne pas en faire assez, la Konfederacja (Confédération), alliance parlementaire de nationalistes et de libertariens que l’on qualifierait en France d’extrême droite, demande plus de mesure et de réflexion à la fois en ce qui concerne l’accueil des réfugiés et l’engagement de la Pologne du côté de l’Ukraine. Le leader nationaliste Krzysztof Bosak mettait en garde le 8 mai : « Nous nous positionnons en première ligne, nous sommes le pays qui mène la politique la plus radicale de l’Union européenne à l’égard de la Russie, et les citoyens polonais vont payer pour cela. Le gouvernement, pourrait-on dire, poursuit ses visions non pas aux dépens du budget, mais aux dépens des citoyens, en partant du principe que ces derniers n’auront d’autre choix que de serrer les dents et d’en supporter le coût. »
Un coût faisant l’objet, dans le dernier numéro de l’influent hebdomadaire conservateur Do Rzeczy, d’une tentative d’estimation approximative en termes de milliards dépensés, de croissance perdue, de secteurs économiques en difficulté, de travailleurs ukrainiens absents car repartis chez eux pour défendre leur pays, ou même de la perte de l’avantage de la position géographique de la Pologne pour le commerce entre l’Europe et l’Asie, si les circuits logistiques doivent désormais éviter la Russie et la Biélorussie. Dans le même numéro, Do Rzeczy met également en garde contre « les faucons sur le sentier de la guerre » au sein des élites polonaises.